il porte
M.03.09.2019
Bien que le portier ne soit pas né manchot, ses deux bras ne lui manquaient pas du tout. Pourtant, ça sert des bras, on s'y attache au fil des ans. Mais lui les a vus tomber lors du grand froid l'hiver dernier, comme ça, droit sur sa chaise et sans perler une larme. Puis il a bandé ses épaules nues, libres et gaies, et s'est aussitôt senti plein. Depuis l'enfance, les cruautés de la fortune lui ont inculqué une certaine malléabilité dans l'amour-propre, grâce à laquelle il s'est sitôt accommodé de son amputation. Ces bras-là ne seraient plus à lui, un point c'est tout. C'est sans doute en vertu de cette force de caractère que de personne, il est devenu portier : son patron ne pouvait être qu'impressionné par un éclopé complet, un estropié si bien portant ; et qui ne le serait pas ? Dès lors le portier s'est mis au travail, jouant des pieds et des dents pour s'acquitter de sa tâche quotidienne, si bien qu'il dépassa de loin les attentes qu'on lui portait. Pour le patron, c'était un honneur de se faire si élégamment servir, et par un homme aux si belles épaules ! Ce dernier s'en vanta tant que le patron du patron, de visite un de ces jours, choisit de le lui racheter. Tout fier d'avoir démultiplié sa paie, le portier redoubla d'efforts et d'inventivité pour satisfaire son patron de patron. Il devenait si célèbre qu'on l'invitait à tous les galas les plus mondains, où sa conversation ravissait bien des jolis sourires. À ce rythme il ne manqua pas d'être présenté au patron du patron du patron – le patron de tous les patrons – qui, comme vous vous en doutez, voulut de suite s'octroyer les inestimables services de notre bonhomme. Son nouveau patron avait le bras très long, à tel point que, pour le récompenser de toutes ses peines et le rendre d'autant plus efficace, il contacta nombre de subordonnés. C'étaient des scientifiques prothésistes aguerris, qui en un rien reconçurent, fabriquèrent et expédièrent les deux bras manquants du portier sans bras. Quand il les reçut, ce dernier fut pris d'une joie morbide, et si étrange qu'elle le cloua au lit pour le reste de la semaine. Quand il se réveilla, on lui avait gracieusement recousu les membres. Longtemps le portier pleura, car il était gauche de ses mains, et aucun patron – encore moins le grand patron de tous les autres – ne saurait souffrir un portier valide qui se servît de ses pieds et de ses dents pour ouvrir sa portière. Très vite on se rendit compte de la nouvelle incompétence de notre homme, qui de célébrité se changea vite en sujet de raillerie. Risée de tout le gratin, il fut renvoyé peu après. Puisqu'il n'était plus portier et ne portait pas de nom, il redevint personne, et croupit dans les bas-fonds. Malgré son tempérament, il ne put accepter que ses bras fussent les siens. Il tenta de les refaire tomber en s'exposant aux blizzards les plus terribles. Pas moyen. Il mourut en peu de mois, trop grand pour lui même.
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