je gargouille
M/24/09/2019
Bien sûr, il vous est déjà arrivé de gargouiller. N'essayez pas de nier ; je connais l'anatomie humaine, et peut être mieux que le plus éminent docteur de la plus illustre académie contemporaine. Vous n'aviez pas mangé depuis un moment déjà, alors vous avez eu faim, alors vous avez gargouillé. Et tant que vous ne satisfaisiez pas cette faim, vous continuiez à gronder, de plus en plus fort, à sentir les petites griffes de l'insatiété écorcher vos entrailles, avec toujours plus de violence. Ne vous êtes-vous alors jamais senti habité d'un monstre, d'une bête geignarde prête à vous déchirer si vous ne l'arrêtiez pas ? Suivez votre intuition : elle est juste.
Au cours de mes nombreux voyages, j'ai vu les régions désolées où la faim possède les foules. J'ai écouté les râles atroces de ces tripes atrophiées, senti la moisissure de ces tristes boîtes à ferments noirs : j'ai étudié tout cela, jusqu'à réussir à extirper le monstre au ventre des hommes. La première expérience concluante donna naissance à deux êtres : un homme nouveau, libéré, d'une part ; la faim faite chair de l'autre.
Nous portons chacun dès l'origine une gargouille au creux du torse. Plus on jeûne, mieux elle croît ; plus elle croît, mieux elle crie. Elle récompense la faim qui est sa nourriture de grands gargouillis de plaisir, et s'agrippe aux entrelacs de tripes au fur qu'elle grossit. Tout nutriment digestif la dissout, si bien qu'on peut la réduire à la taille d'un grain de poussière ; mais jamais on ne saurait l'anéantir. Face à une abstinence alimentaire trop importante, la gargouille peut égaler la taille de son hôte, qu'elle disloque en un pitoyable geignement. Voilà pourquoi j'ai jugé l'opération nécessaire.
Au lendemain de cette découverte révolutionnaire, je rendis visite au cobaye qui, contre toute attente, avait survécu. Nous le tînmes sous surveillance quelques semaines durant, et chaque nouveau rapport lui donnait de nouvelles raisons de me féliciter. Du reste, il ne cachait pas sa reconnaissance, car il ne gargouillait plus le moins du monde, de même qu'il ne ressentait pas la moindre once de faim, ou de satiété. Nous le gavâmes, et le privâmes drastiquement. Aucune réaction physique. Le bougre ignorait tout de ses souffrances gastriques. Le succès était total : nous pûmes le relâcher.
En effet, le sujet d'étude le plus intéressant restait sous mon contrôle : mon laboratoire fut le premier à fournir les observations scientifiques d'une idée, d'un concept, et pas des moindres : la Faim. Elle s'incarnait avec difficulté tout d'abord, à peine un petit nuage de particules qui sifflait tout doucement. Or, l'absence de nourriture contribua à son développement exponentiel : c'était alors une grosse gargouille aux allures de silène, à la face saillante. Quand elle atteignit à peine la taille d'une montagne, le gouvernement ordonna sa destruction, de peur que la créature ne recouvrît la Terre entière. Pour cela, on se fit fournir des plats par citernes, qu'on déversa dans les bouches grondantes du monstre qui rapetissa, riquiquisa, et enfin s'effaça.
On voulut rappeler le cobaye pour lui annoncer la triste nouvelle, sans succès. Le pauvre était mort à force d'oublier de manger, sans jamais avoir eu faim.
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