elles fleurissent
M.24.09.2019 – M.01.09.2020
Dans un quartier mal famé de la capitale, se trouve une allée qu'on vient visiter des quatre coins du monde, dont le nom est ignoré de chacun mais que tous surnomment l'Allée des Fleurs.
Autrefois, elle n'avait rien de particulier, une de ces cent avenues reculées où poussent les écoles et gloussent les étudiants. À la mairie voisine, aucun sujet de discussion n'excédait en urgence la hauteur des trottoirs, dont s'emparait l'opposition comme d'un fétiche. Le maire en place, Othello Devil, savait pertinemment tenir la place dont tout politicard minable rêverait : un quartier résidentiel, à l'écart des vagues, sans rien pour lui, et surtout rien contre. Et s'il manquait cinq centimètres aux trottoirs pour atteindre la norme, baste ! Ce n'est pas ça qui l'empêcherait de se faire réélire ! Et pourtant, tout s'envenima lorsqu'un groupe de jeunes se fit pincer à pisser sur le monument aux morts. La presse, soutenue par les ennemis du maire, boursoufla le fait divers jusqu'à attribuer aux morveux la moindre incivilité des dix dernières années. Soudain, les quatre moufflards étaient devenus responsables de la pollution, des pigeons qui chient sur vos têtes, du meurtre d'un clodo, battu à mort voilà deux ans, etcaetera. La haine des délinquants s'étendit à tel point que les riverains voulurent s'en prendre à toute la population juvénile. Dès qu'un jeune osait mettre le pied dehors, il recevait une salve de crachats et jurons. La situation allait vite tourner au vinaigre, et Othello songea qu'il faudrait étouffer le scandale. Non, il ne serait pas le maire qui laisserait s'infiltrer la criminalité, les cartels et la mort sur son bel arrondissement ! Il concocta un plan machiavélique à même de tout retourner en sa faveur, mieux : les parages deviendraient le haut-lieu du respectable ! Il s'écria, dans un sursaut de félicité :
"Vous verrez, je vous les ôterai, vos raisons de vous plaindre des trottoirs, moi !"
Vingt ans plus tard, l'Allée des Fleurs resplendissait à l'internationale. Le secteur pullulait de vieillards. En effet, les écoles avaient été réhabilitées en maisons de retraite, où l'on pouvait finir ses jours dans un cadre exceptionnel. Les rez-de-chaussée, tapissés de boutiques de fleuristes prospères, recevaient, soignaient, rangeaient et vendaient leur stock quotidien en l'espace de deux heures seulement. À l'aube, la rue reluisait de pétales multicolores. Où qu'on porte le regard, on était sûr de l'accrocher à une orchidée, une tulipe ou un mot d'amour. Comme si l'allée toute entière n'était qu'un grand bouquet. Au soir, on pataugeait dans les fleurs du matin, tannées déjà par le soleil vorace. On rentrait chez soi les bottes saturées de sève rouge.
Lola choisit un soir de mai pour emménager dans l'Allée. Elle venait d'obtenir son brevet de fleurisme, et avait suffisamment huilé ses pistons pour reprendre la boutique d'une vieille chrysanthèmiste aveugle, Mme Plumon. Le père de Lola connaissait M. Devil, qui précipita la retraite de Plumon. Le maire eut même la bonté de dépêcher son assistant, Thomas Cabet, pour aider au déménagement. Cette brute soulevait les meubles comme paille, puis les jetait dans son camion chasse-neige.
"Monsieur le maire m'a pourtant dit que le temps restait doux toute l'année à l'Allée !"
Thomas Cabet poussa un long râle d'hésitation, suite à quoi :
"Ah, rassurez-vous, c'est pas pour la neige ! Vous êtes nouvelle, vous pouvez pas savoir comme c'est barbant, les pluies de pollen ! On en a des litres et des litres, alors je passe avec mon machin, vous verrez, après ne reste pu qu'à poser les fleurs !"
Le camion pila. À l'air libre, les narines de Lola reçurent une bouffée florale telle qu'elle n'en avait jamais connu. Sur les pavés, un parfumeur paresseux filtrait l'essence de l'air pour en tirer des flacons qu'il donnait au prix fort. Un couple d'étrangers achetait des roses où étiqueter leurs noms. Ils les laissèrent devant le pallier de la chrysanthèmisterie, et Lola en interpréta les meilleures choses pour son ménage. Elle laissa Thomas Cabet monter ses cartons jusqu'à l'étage. L'assistant suait comme une bête, les muscles rouges et fléchis, souriant à chaque fois qu'il passait devant madame. Comme l'appartement était plein bientôt, Lola se retourna vers le camion.
"Allez, tu viens ?"
Le petit Paulin descendit, tendant sa console à sa mère qui l'enfourna dans un sac à main. Elle se retournait vers l'huis, quand elle aperçut la matrone qui se tenait à quelques centimètres de son nez. Elle sursauta de terreur.
"Pardon, je ne vous avais pas vue..."
C'était Mme Plumon, elle le savait ; on la lui avait décrite. Malgré la bariolure de ses vêtements, la vieille chrysanthèmiste semblait sortir d'un enterrement. Ses traits travaillés d'angoisse frémissaient, comme si son visage luttait pour ne pas se rompre. Ses paupières lourdes tendaient vers le bas, si bien qu'on avait l'impression que ses yeux penchaient aussi. Alors, quand elle vous regardait tout droit dans les yeux, fût-elle plus petite que vous de deux têtes, il vous semblait qu'elle vous écrasait dans le sol, qu'elle vous tenaillait les chevilles pour les encastrer dans la roche. Sa lèvre inférieure frétillait d'appréhension, tandis que la supérieure restait raide, arc-boutée en forme de soupir. Une phrase peinait à passer ce rempart. Elle émergea lentement, après quelques bégaiements :
"Vous... vous avez un fils ?"
Lola savait avoir affaire à une sorte de folle. Elle esquissa une demie-moue qui signifiait 'Comme vous êtes perspicace !', et tenant l'enfant fermement par la main, fit mine de s'en aller. Tout à coup, Mme Plumon agrippa l'épaule de sa remplaçante, et, refusant de lâcher, fusa :
"Fuyez ! Fuyez vite ! Ou vous finirez comme les autres ! Faites le pour lui ! Je vous en supplie ! Avant demain !"
Thomas Cabet s'interposa, brisant le poignet de l'ancienne fleuriste qui s'en fut en jappant. Lola installa ses affaires, et prépara les mille ustensiles qui lui serviraient au lendemain. Elle se coucha tard et se leva tôt. Elle avait posé le panier-repas de Paulin sur l'escalier. Il n'aurait qu'à s'habiller, le prendre et filer vite en classe, une brique de jus à la main. Paulin s'était plaint de devoir aller à l'école à pieds, surtout qu'il fallait marcher si loin pour la trouver ! Lola lui avait répété : "Tu sais que maman travaille à cette heure. Par contre, je viendrai te chercher à la sortie." Il n'avait pas envie de s'empêtrer dans les pétales, mais quand maman travaillait, on ne pouvait rien lui dire, c'était foutu. Il engaina son parka en ronchonnant à la cantonade.
Les premiers clients allaient bientôt arriver, lorsqu'un moteur soudain gronda. Ça s'approchait des renasements d'un cheval enragé. Des cris étouffés montèrent tout autour ; on clôturait les volets, loquait les perrons. Le ronflement s'épaissit, se mit à rogner les rainures des tympans. Il traversait l'allée, furieux, et chacun sentait sa poitrine trembler sous les rugissements extatiques de la faucheuse. Lola se sentait défaillir : ce son, elle l'avait déjà entendu, il y a peu, la veille, c'était le vrombissement du chasse-neige, c'était Thomas Cabet ! Elle sortit en trombe, juste à temps pour voir le camion filer sur le pavé désert. Le pied du conducteur défonçait l'accélérateur, et ses mains tressaillantes malmenaient le volant. Le camion zigzaguait comme une tête chercheuse, fouinait, à l'affût... et les trottoirs ! Il les chevauchait comme on grimpe une marche, rasait les murs et défonçait les plots.
Au moment où la bête folle passa la chrysanthèmisterie, Lola eut une vision claire de l'habitacle, qui resta gravée dans son crâne comme un électrochoc : Thomas Cabet moussait, gueule pendante, yeux écarquillés et coudes levés. Lola s'élança à sa suite, déchaussée, les mains pleines d'épines. Elle courut à s'en évaporer les larmes, suffoquant comme un vieux chien de courre.
Trois cents mètres plus loin, le parterre de muguet rouge sentait la viande. La traînée s'étendait sur long encore. Il n'y avait pas de corps. Pas même de morceaux. Rien que des touches, juste bonnes à teindre la terre. Paulin avait disparu, dissous d'un bout à l'autre de l'allée.
Le soleil se levait à peine, les lampadaires commençaient à faiblir. Lola leva la tête. Toutes les matrones des immeubles environnants sortaient la larme aux lèvres, les bras chargés de bouquets multicolores. C'étaient elles qui chaque matin recouvraient la chaussée. Elles fleurissent pour changer leurs pleurs en rosée.
Depuis vingt ans déjà, la politique de renversement systématique des enfants se poursuivait. Elle avait chassé la délinquance, repoussé les âmes rétives et fraîches, pour ne garder que les âmes bien encroûtées, bridées et respectables. Plus encore, grâce à ce procédé, Othello Devil avait fidélisé toute une clique de mères éplorées. Il savait qu'on décorait les routes-cimetières en mémoire des défunts. Mettez-y cent défunts, et vous recevrez bientôt votre brevet de ville fleurie sans débourser un centime en paysagistes.
Tout autour de la fleuriste, les femmes se recueillaient. Mme Plumon se pencha par dessus l'épaule de Lola. Elle lui tendait un bouquet de chrysanthèmes. Elle l'accueillait parmi elles. Lola renifla, prit le bouquet, et le jeta rageusement. Ça ne couvrait pas grand chose. Elle prit son visage dans ses mains. Une odeur étrange lui effleura le nez. Quelque chose était tombé sur ses paumes. Lola porta les yeux au ciel. Il neigeait du pollen.
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