Soupape engourdit
V/22/11/19
Encombré d'ingénieurs militaires à n'en plus savoir que faire, l'Etat voulut éponger ses dettes grâce aux stocks immenses d'éclectiques inventions dont recèlent les hangars de l'armée. Sans surprise, on écoula les ogives nucléaires et biochimiques en un claquement de doigts, à des milliardaires rongés d'avarice, qui se frottaient les mains comme des rats à l'idée des formidables perspectives d'atrocités légales qui s'ouvraient à leurs caprices. Des wagons entiers d'armes caduques et potentiellement défectueuses s'évanouirent dans la nature par le truchement du marché noir. Pour les équipements de bonne qualité, il fallait s'adresser aux commissariats municipaux, ravalés en boutiques pour l'occasion : une jolie vendeuse lisait les étiquettes aux quarantenaires aigris qui lisaient ses courbes. Les voilà satisfaits de la lecture ; elle encaisse puis tend de jolis paquets enrubannés à ces messieurs : "C'est pour offrir ?"
L'état-major commença à s'inquiéter qu'on alimentât une guerre civile ; aussi chacun parmi les officiers se fit construire un bel abri pare-bombes. Flairant le gain, les compagnies d'assurance firent leur gras d'une clause d'expatriement d'urgence en Suisse. Seul un vieillard sut se soucier de la vie de ses concitoyens, ou du moins concilier leur conservation à la sauvegarde de son cher Etat, et à sa gloire personnelle : le général Soupape, qu'on ne présente plus. Soupape, inapte à retenir ses traits de génie, s'empara d'une vieille invention délaissée, sorte de gourde extensible, trop lourde pour un fantassin. Il la fit désenlaidir par un designer à la mode, et cette bonbonne à paillettes molasse, il la nomma Honneur. Tous les grands banquiers s'esclaffèrent : qui voudrait acheter pareille broutille ? Tout le monde, répondit Soupape : on le crut sans tarder.
Car comment nier le profit qu'un tel produit aurait pour le maintien et la stabilité de l'ordre pécuniaire ? Les banquiers, s'étant acheté les plus gros Honneurs, promenant leur gourde démesurée en hélicoptère, financèrent d'éclatantes pompes publicitaires à quoi personne ne put échapper. Du plus vil escroc jusqu'au politicien véreux en passant par le commerçant fraudeur, tout le monde voulut s'acheter une gourde d'Honneur au commissariat le plus proche. Ils écoulaient toutes les épargnes et renflouaient les caisses de l'Etat comme c'est pas permis (la dette était infinie cela dit, alors on continua). Le principe était simple : comme chacun n'était préoccupé qu'à exhiber son Honneur, si lourd à porter fût-il, aucun ne penserait à tuer son prochain. Au contraire, les haines interpersonnelles seraient entièrement reportées sur les gourdes : au lieu d'assassiner son voisin, on volerait son Honneur ; au lieu de violer une femme, on crèverait son ballon ; et ainsi de suite.
Il en alla tout autrement : les hommes s'endettèrent jusqu'à se jeter à la rue pour demander un agrandissement de bonbonne, et la masse grandissante de miséreux honorables fut à la racine de nombre de fusillades, que seule la menace d'une frappe nucléaire parut calmer. Mais que voulez-vous, en haut ça voulait de l'argent, alors on continua.
Souvent on en voit qui, poussés par une curiosité étrange, ont ouvert leur Honneur pour voir ce qu'il contenait. Ce sont les mêmes fous qui hurlent tout le jour derrière les barreaux de l'asile : "C'est du vent ! C'est du vent !"
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