je me parfais
Cycle de Léonard #1
J.06.02.2020
J'avais souvent entendu parler de cette start-up révolutionnaire aux méthodes mystérieuses. La S.A.R.L. Power-up, produit du génie français malgré son titre anglicisé ("ça fait sérieux"), a ouvert ses premiers locaux au tout début du siècle, en se basant sur des fonds inconnus qu'on présumera plus ou moins douteux. Au vu du nom, les premiers clients étaient entrés en croyant s'inscrire à une salle de fitness ; en apparence les bureaux faisaient plutôt penser à une agence de voyages. Mais personne ne pouvait se douter qu'il s'agissait d'un mélange entre les deux : Power-up vendait des voyages, non pas en des pays exotiques, mais dans un corps plus sain, plus fort, mieux entraîné, garni d'un esprit plus fin, plus vif, et mieux cultivé. Pour être plus explicite, comme le clamait la démarcheuse irradiant de sourires, "Power-up vous propose, en échange d'une somme d'argent, avouons-le, assez conséquente, de vous transformer en la meilleure version de vous-même, en le meilleur individu que vous auriez pu être. Notre société grouille de facteurs d'imperfections : tout est source de pertes de temps et d'efficacité. Cela donne à imaginer l'homme que vous auriez été si vous aviez passé chaque seconde de votre vie à ne vous occuper que de votre propre perfectionnement : nous effaçons de votre existence ce que nous appelons les trash-times, et conservons les jalons basiques de votre personnalité pour exalter vos qualités premières. Remblayer les années ainsi laissées vacantes permettra de vous changer rétroactivement : vous vous serez bel et bien exercés durant tout le temps qu'il vous a semblé perdre, et tant et si bien que vous aurez du mal à vous trouver encore un défaut. Vous serez alors indéfectiblement bon en toutes choses. Nous faisons aussi les cartes cadeaux, et vous gagnez jusqu'à 20% de réduction sur votre perfectionnement si vous décidez de parrainer un ami, et le menez dans une des agences Power-up."
Au début, personne n'y croyait. Les premiers à tenter le coup furent les riches excentriques de la capitale, trop désespérés d'eux-mêmes pour se refuser à une pareille promesse. De proche en proche les recommandations fusèrent, de sorte qu'on commença à se douter que l'opération devait s'avérer fructueuse. Mon cousin Théophile a été le premier à m'en vanter les mérites. Il est venu me voir un vendredi, à l'improviste, alors que j'étais encore très sceptique, et j'eus la surprise de contempler cet indécrottable pantouflard, toujours fondu de flemme... grimé en grand patron. Costard, cravate, coupe gominée, l'œil lourd mais volontaire : c'était le même, mais pourtant, soudainement, il avait réussi sa vie. Il me présenta sa carte de visite, où l'on lisait : "Théo. Ptimald, ingénieur cadre supérieur suprême en management entrepreneurial, doctorant primé, triple P.D.G. de C.Q. & F.D. & co. depuis six ans." Je clignai des yeux : j'avais vu Théophile il y a à peine deux mois, il était encore ce chômeur indolent que j'ai toujours connu ! Il s'est proposé de me parrainer dans ma transition Power-up. Toujours hébété, je me laissai saliver à l'idée d'enfin pouvoir réussir quelque part. J'étais alors dans une filière élitiste et restrictive, à bachoter un concours que j'étais sûr de ne pas vouloir décrocher. Il me vint une haine de ma faiblesse proliférante, toutes ces heures passées à glander, à me branler, à m'étouffer de séries stériles et d'inepties internautiques, à trinquer avec les potes et draguer des frigides. Si seulement j'avais pu étudier à la place, profiter de l'instant présent en bâtissant la gloire future ! Non, vraiment, cela faisait trop longtemps que je m'étais résigné à accepter l'inacceptable. Fi ; j'acquiesçai doucement.
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