la ville saigne
L.10.02.2020
Les bêtes ont leur sang, les forêts leur sève, la Terre elle-même son magma. Il n'y a que les villes qui semblent sèches. Certes en creusant on trouvera bien quelques plantes et autres fluides, mais cela reste épiphénoménal, et l'on vient à croire bien volontiers que ces plaines de béton s'encroûteraient tout à fait sans la main-d'oeuvre humaine, petits paquets sanguins tout frais débarqués des campagnes, où la vie animale a encore ses droits.
Mais cela n'est vrai qu'en partie, car il ne faudrait pas dédaigner la force de fluidité de la vie : elle trouve toujours son chemin, indépendamment des règnes établis, et s'adapte. Quand les villes sont devenues suffisamment gigantesques pour ne plus craindre le voisinage d'aucun autre ordre, s'élançant jusqu'à crever le ciel, se déversant sans bornes dans ses sous-sols colonisés, elles purent enfin s'organiser selon leurs propres lois.
Au départ, les mutations étaient si timides que personne n'y prêta attention : quelques rainures sombres remontaient le long des parois. Les ouvriers du bâtiment furent les premiers à rentrer en contact avec ces nouvelles modalités de vie, sans théoriser toutefois : ils prirent l'habitude de garrotter les fondations des bâtiments à détruire, sinon quoi ils se voyaient inondés d'un liquide verdâtre et flasque, où nageaient quelques morceaux de papier froissé. On appelait ça la "mialle", dans le milieu, et sa présence se fit de plus en plus sentir au fil des générations.
Bientôt les universitaires interpellés s'y attelèrent : on ne mit pas longtemps à remarquer que les quartiers sur lesquels la mairie déversait tous ses fonds paraissaient en très bonne santé (bâtiments solides, rues salubres, atmosphère légère) ; au contraire, là où les investissement manquaient, les immeubles crasseux menaçaient de s'écrouler. L'argent était devenu le sang de la ville, et l'on pouvait désormais l'injecter directement aux endroits voulus.
Quant aux cellules de ce colossal organisme, elles perdirent décennie après décennie tout ce qu'elles pouvaient avoir d'animal : les ouvriers vivaient pour travailler, par l'argent et pour l'argent. On analysa leur sang : il s'était naturellement remplacé, par assimilation, avec ce jus d'argent vert foncé où naviguaient des bouts de francs. Des populations entières se transformèrent, surtout celles des sous-sols profonds, de sorte que la mialle devienne la marque d'une nouvelle race. Leur peau était devenue rêche, poudreuse et grise, et se verdissait un peu en cas d'effort. Ils furent appelés les grisons, les miallards ou encore les "briques", en raison de leur insensibilité face aux affaires animales des hommes primitifs.
Parfois, j'envie leur harmonie : il ne cultivent aucune individualité, et ne veulent rien par eux-mêmes. Ils ne se considèrent qu'en tant que groupe, et plus encore comme un outil fonctionnel dans la ville qui est leur être véritable. Ainsi ils ont développé une sorte de sixième sens ; ils sont en connivence parfaite avec tout ce qui partage le même sang. De la sorte, ils sont toujours d'accord entre eux et se viennent en aide, non pas par moralité mais par instinct de conservation. De même ils communiquent avec les bâtiments, la chaussée, comme si le béton était leur propre chair. Mais les grisons n'ont pas d'art, pas d'objectifs, ils se contentent de servir ; aussi cela justifie que les hommes-animaux soient là encore pour diriger leurs travaux, tout en haut des tours. Du moment qu'ils ont de quoi boire et manger (plus qu'omnivores, ils se contentent souvent de pain de plâtre et de soupe de gazole), ils sont heureux.
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