je délire
31/01/2019 – 09/09/2020
J'ai eu cette étrange vision d'un corps sans face enduit de miel, logé profond dans une oreille comme un dragon dans sa caverne. Des fils d'or pendent des parois et flageolent comme des lianes ; ils s'attachent à l'homoncule en plusieurs endroits stratégiques : au crâne, au cœur, aux tripes, où les cordons ont l'embouchure et déversent un fluide jaune dans ses artères grassouillettes. L'humanoïde en est nourri ; il se goinfre de cérumen avec l'appétit d'un petit ogre. Le soir venu, il se couche contre le tympan, soupire comme celui qui retrouve son oreiller. Si la nuit est douce, il s'y prélasse délicieusement, en poussant des ronronnements. Il sécrète alors un suc de rêve, qui coule tout droit par la trompe d'Eustache jusqu'aux remous du cervelet. Dans le cas contraire, il s'agite et gesticule, désagrémenté comme pas possible. Son mucus foncit et durcit, se détache soudain par croûtes kakiâtre, et roule péniblement jusqu'au siège des songes. Les grumeaux sombres s'abattent sur la matière grise comme des poignards. Ils s'y diluent lentement, douloureusement, et perturbent l'intégralité du trafic cérébral. À l'aube, la créature s'étire, humecte ses craquelures. Elle randonne un moment, reboucle la clochée, étire les conduits, astique les osselets. Enfin, elle se perche à l'orée du tunnel, vibre en suivant le roulis du lobe. C'est une vie simple que mène le parasite aural, une vie casanière d'ermite et de buraliste.
Cette vision, je l'ai ressentie comme une confidence, un secret niché au creux de mon âme. Qu'il existe ou non, le parasite me confiait une fenêtre sur sa vie presque humaine, et je ne savais cacher ma gratitude. Dès lors, je consacrais chaque jour à soigner mes oreilles : les brossant, les caressant, les parant de dorures. Surtout je prenais garde à leur tenue nocturne, ne rechignant point en chauffage pour m'éviter un rhume auditif. Mon zèle payait : j'emplissais mes rêves de délices interminables. Plus encore, mes capacités oniriques excédaient les simples bornes du sommeil : je rêvais éveillé. Le monde avait pour moi de douces mélodies. Mes yeux rompus de mirages s'émerveillaient à la moindre fée, au plus petit résidu de magie. Je délirais à m'embuer la face. On me prenait pour un fou, toujours à saluer des vouivres sur le chemin de l'école. Je n'en avais cure, poursuivant ma marche au pays des monstres. Au fil du temps, je finissais par percevoir plusieurs couches de réalité simultanément. Dans mon euphorie, je privilégiais souvent les hallucinations au reste. J'ignore jusqu'où j'aurais pu tirer l'aveuglement, si la maladresse ne m'avait rattrapé.
Un jour, j'effectuai un faux crochet du petit doigt. L'auriculaire avait raclé un peu trop audacieusement, dans un coin reculé du pavillon. Quand je retirai le doigt de mon oreille, il y gisait un cadavre démembré : j'avais écrabouillé l'homoncule. Je ne pouvais pas être sûr qu'il s'agissait bien de lui, de la même façon que je n'ai jamais récolté de preuve de son existence, peut-être ai-je inventé un corps à partir de bribes de cérumen. Il me semblait pourtant discerner une main, une jolie main dodue avec ses cinq doigts. Un clignement d'yeux plus tard, je ne la trouvai plus, sans doute elle avait fondu dans le reste. Toujours est-il qu'au terme de quelques jours, mon imagination s'était tarie. J'avais perdu de vue toutes ces illusions chéries, une par une. Je n'entendais plus cette voix mielleuse chanter dans mon crâne. Je récurais moi-même les jets de cire qui suppuraient par les ouïes. Et mes nuits se résumaient en de longs trous noirs. Encore aujourd'hui, quand je crache ma fantaisie, je ne fais que puiser dans les vagues souvenirs de l'âge d'or. L'âge dormant.
Mon parasite ne me voulait pas de mal : il raffinait mes sécrétions selon son humeur, tout simplement. J'ai du mal à me contenter du monde réel. Il manque un peu de griffes et de cornes. Alors, je me suis laissé aller à une drôle de cécité, pas de celles qui trouent l'œil et le cœur comme l'ont les gens gris. Non, au lieu de ne rien voir, j'ai préféré en voir trop, quitte à croire aux chimères.
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