ils se tiennent
S.27.6.2020
Au parc rien n'est à faire, tout est déjà formé. Impossible de rencontrer quiconque de nouveau, car les intentions sont déjà fermes, les groupes appairés et les cercles fermés. Les gens se tiennent entre eux. Ils montrent qu'ils sont ensemble. Pas un ne lâchera l'autre. Sinon, la dissolution serait inévitable, et le parc serait empli de flâneurs déboussolés. En réalité, le parc n'a pas d'autre utilité que d'aller se tenir. D'aller éprouver l'unité face à la foule anonyme. Dans un environnement clos, les bandes, les familles, les couples, sont constamment menacés de se démanteler : personne ne ressent l'urgence de tracer des frontières, de reconnaître ses proches. Ici, si. Réactivation du lien social, comme disent les parcologues. Mais le plus amusant, cela reste de voir comment ils se tiennent. Si j'étais poète, j'en ferais des sonnets, oh, dix, cent. Comme je suis un grand empâteur de mots, je me contente d'en faire un pâté.
Ceux qui se tiennent le mieux sont les couples. Parce qu'ils y mettent directement les mains. Je leur donne de petits surnoms, je prends soin de mettre le doigt sur l'étiquettes qui colle au mieux. Ceux qui tiennent leur femme par le cou, ce sont les Vissieux : s'ils pouvaient en faire trois fois le tour et resserrer l'écrou, ils ne s'en priveraient pas. Par la taille, voilà les Sangleurs, des maçons efficaces qui compressent leur moitié pour la cimenter durablement à leur flanc. Par la main, le Cynéphile, ravi de promener sa douce en double-laisse, de sorte qu'ils semblent tous deux de joyeux petits chiens. La paume simplement pausée sur le dos, c'est un Pousset, fatigué de tenir, il se contente de soutenir, et fait office de gouvernail selon les inflexions du poignet. Mes préférés restent ceux qui se tiennent à cœur, trop timides pour exposer quoi que ce soit ; sans doute encore ils ne se sont rien avoué, mais déjà on sent la moiteur des doigts pressés de s'ennouer. Quant à ceux qui tiennent leur femme par le ventre, ils n'y considèrent guère plus qu'un véhicule, et il faut dès alors les considérer comme des familles.
En famille, la tension est plus leste, mais toujours aussi implacable : c'est l'heure d'établir une hiérarchie, d'ancrer la peur des dangers du monde. En famille, on se tient à l'œil, ce regard asséché de la mère à l'enfant turbulent. Alors, on se tient à carreau. Les pères sont rares. Occasionnellement, on les voit gronder, sombre comme des fauves, au milieu des spirales de mômes. À défaut, les mamans s'assemblent en bandes, et accroissent le nombre de satellites. Les collisions orbitales sont fréquentes, un gamin percute un autre, puis va pleurer, fort, longtemps, dans les jupons du vaisseau-mère. Les cris, les débats, jusqu'au moindre postillon, tous les mots lancés sont autant de ponts qui finissent de gluer les inconnus entre eux.
C'est justement à peu près le seul liant visible des bandes d'amis. Plus la bande est grande, plus elle nécessite d'ingénieurs des ponts vocaux, ceux que je surnomme les Grands Pontes, pour éviter de s'écrouler en de plus petits groupes. Le volume de parole doit être proportionnel à la taille de la nuée. Ainsi les Pontes se chargent d'impulser des gueulantes comiques ou des vannes bien grasses : leurs potes ne rient pas parce que c'est drôle, mais pour avoir la jouissance de voir les autres autour ne pas rire.
Même ceux qui se promènent seuls semblent toujours se tenir. Ils ont les yeux tendus vers le lointain, liés à d'autres obligations. Ou au contraire, ils se tiennent à l'écart, fuient quelque chose, ce qui ne les en rend que d'autant plus proches.
J'ai beau chercher, j'ai peine à compter les promeneurs qui ne se tiennent à rien, les vrais rêveurs à l'œil béant. Les enfants, comme ils ont la main leste encore, se tiennent avec peine, lâchant prise par instant, mais cela ne compte pas. Une seule fois, j'ai rencontré un tel homme. C'était un vieillard, détendu jusqu'aux derniers degrés, un fou sans doute. Quand tous les autres étaient occupés seulement à enclore leur espace, lui m'a vu. Nous nous sommes retenus longtemps, sans rien dire, sans faire un pas. Depuis, plus personne. J'ignore ce qu'un souvenir si infime peut offrir d'intéressant. Mais, bizarrement, j'y tiens.
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