j'épie
M.25.11.20
Rien n'approche en félicité la mise au fait d'un secret dont on se sait l'unique dépositaire. Je n'ai jamais cultivé la curiosité idiote des commères, qui se penchent sur les potins triviaux et les gossipes éculés. De même, je méprise les mystères incroyables qu'une poignée d'importuns se tuent à divulguer : ils s'acharnent à saboter leurs propres privilèges ! Si je connaissais une conspiration globale, si j'avais reçu des confidences du pape, je me les garderais comme un trésor. Je suis de ceux qui s'acclimateraient sans soucis de mener une cabale, d'en savoir définitivement plus, pour justifier mes moues à l'abord des ignorants.
Seulement, je ne saurais dire pourquoi, les francs-maçons et francs-tireurs et francs-je-ne-sais-quoi-d'autre ne m'ont point encore admis dans leurs franchises. C'est terriblement ennuyeux.
J'ai un mal fou à légitimer ma haine des gens du commun, au point d'en recourir aux fantaisies les plus aberrantes : je m'imagine seul gardien d'une quantité incommensurable de savoirs. Seulement, dès que je me rends compte que la plupart en sont réduits à de pareilles extrémités, je désespère, surenchéris. Je m'invente une vie secrète que tous envient, et dont je ne parlerai décidément jamais, de sorte qu'il ne soit pas si gênant d'en laisser les détails dans le flou. Ainsi, je peux toujours y apporter une correction quand un mensonge lumineux me traverse.
J'épie les passants dans les parcs. Je joue à trouver leurs secrets. Je m'ennuie vite : la plupart dégueulent de non-dits, et l'on lit mille blessures inavouables dans le pli d'un sourcil, ou la voussure d'un crâne. Je les sonde, absorbe leur intimité, et puis fais la moue. Plus encore j'épie ceux qui font la moue comme moi, ou bien le rictus, question de tempérament. Entre maîtres-menteurs, nous nous mensongeons d'autant plus efficacement, comme deux miroirs qui s'entourloupent à l'infini.
Ces rencontres-là me laissent tiède : d'une part, j'ai pu triompher d'un petit malin en le draguant de part en part, jusqu'à conclure qu'il s'agissait d'un être creux dont le seul souci était de paraître en avoir ; d'autre part, ce petit malin a sans doute conclu les mêmes choses de moi.
À force de buter contre ma nullité, j'ai voulu m'offrir des preuves, des expériences si strictement privées que plus jamais mon orgueil ne serait pris à défaut. Je m'y suis attelé par tous les biais connus, y consacrant l'essentiel de mon temps. À terme, je suis parvenu à concocter un éventail de secrets aussi juteux qu'ébarbouillissants, immondes et merveilleux, que vous seriez bien aise de m'extraire, comme tous ces fouineurs journalistes, écrivains, administrateurs et démiurges qui nous pompent la moelle à chaque occasion. Non, je me suis taillé une personne impeccable parce qu'invisible, dont vous ne saurez pour ainsi dire jamais rien de plus que ceci : vous n'en saurez jamais rien de plus.
N'y a jamais eu qu'une fois où j'ai été tenté de tout révéler. Un secret, voyez-vous, ça pèse à la longue, alors toute une existence baignée là-dedans !
Je m'étais rendu à un parloir tout particulier, qu'au premier abord on confondrait avec le plus vulgaire des pipes-chauds. Souvent je m'étais assis dans une des petites loges noires. Ici, au lieu de fixer ses yeux aux hanches d'une fille en sous-vêtements, il suffisait de coller son oreille au trou dirigé vers la cabine suivante. Bientôt, une voix s'élevait qui déblatérait les secrets les plus absurdement vrais, passions, crimes, adultères... On payait à la minute, laissant défiler les aveux extraordinaires. Pas moyen de voir le visage de son interlocuteur : ceux qui viennent pour parler passent par l'entrée des artistes. Un paradis des voyeurs d'âme, vraiment. J'y trouvais une grande source d'inspiration avant que je me mette à vivre par moi-même.
Ce jour-là, pour la première et dernière fois, je me suis faufilé par la porte de derrière, la gueule dégoulinante de révélations imminentes. Je me suis rué sur le premier confessionnal venu, et j'ai découvert avec délice qu'une oreille frétillante, blanche et curieuse, à croquer vraiment, me souhaitait la bienvenue. J'ai pris une grande inspiration.
Soudain, un hurlement terrible a retenti, qui fit trembler les murs de toute la secrétière. Du côté des auditeurs, un homme est sorti, la main grippée sur la tempe et rouge, rouge... Du côté des locuteurs, un autre tambourinait : "Un flic ! C'est un flic !" Au milieu, une oreille arrachée à pleines dents. Dix mètres plus loin, une brigade en armes secondée d'indics menottait le criminel. Peur panique : je tirai mon confident par le lobe, hurlai à l'en désosser la clochée, puis m'enfuis aussi loin que possible. Après le scandale, l'établissement fut contraint de mettre la clé sous la porte. L'aventure suffit à me passer l'idée de dévoiler quoi que ce soit. Pour toujours.
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