Lou loue

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Cycle notarial #2

J.25.03.2021

« И дети будут моем небом ибо я проживу в них земли. »
Et les enfants seront mon ciel car je vivrai dans leur terre.
А. С. Острякина

Le soir où mon oncle Rufus se fit couler dans le béton d'une allée, je reçus la visite d'un clerc qui me confia les clés de mon nouveau cabinet. Trop occupé à dégoutter mes larmes, je ne pouvais me douter que je venais de poser les doigts sur une fourmilière de secrets. Dans l'urgence du départ, Rufus n'avait sans doute pas trouvé l'occasion de m'expliquer les mille affaires intrigantes dans lesquelles il était fourré.

Aussi, le lendemain, quand je passai le seuil de son bureau, Colin (le clerc rencontré la veille) m'inonda de dossiers pressants. J'héritai de l'agenda de mon oncle dans l'état où il l'avait laissé. Mon assistant me présenta des clients bien juteux dont il fallait officialiser les mésactions à coups de signatures. Il prononçait leurs noms avec une certaine gourmandise dans la mine. Notre cabinet notarial s'était spécialisé dans les requêtes hors-normes et les projets aux gabarits exceptionnels. "Nous pêchons à grosse maille", ajouta-t-il en ricanant. Des filiales installées au rez-de-chaussée de l'immeuble se chargeaient des cas communs, de sorte que Rufus jouît du loisir de se concentrer sur les bêtes rares. Ces hurluberlus partageaient tous une obsession judiciaire par où dégouffrer des sommes éléphantesques. Un dossier au hasard me découvrit un premier exemple :

Célien Paré, industriel cauchois, en arrivait à son huitième contrat de divorce. Mari exemplaire d'une seule et même compagne depuis vingt ans pourtant, il déboulait souvent en furie dans les locaux notariaux. Au cours des années, il avait développé une haine secrète et tenace envers son épouse. Aussi, dès lors que son imposture menaçait de devenir intenable, il filait chez mon oncle, et, par punition symbolique, quittait l'ingrate, l'injuriait et la spoliait de ses biens. Il prenait plaisir à consigner ses invectives dans les petits papiers d'un juriste. Le caractère formel et les dorures aux encoignures des meubles suffisaient à amortir sa rage. Cependant, à l'instant où les modalités du contrat finissaient d'être informées, de terribles remords lui tenaillaient la gorge. Il songeait à ses enfants, et le remue-ménage dans le paysage familial. Il signait alors en changeant une lettre, ou deux, à son nom ; son coup d'éclat s'en retrouvait nul et non avenu. Le vieil oncle avait dû tant de fois assister à ce piteux spectacle qu'il avait imprimé d'avance une dizaine de patrons pour recevoir les fausses signatures.

Richard d'Ograilles, le grand restaurateur en personne, s'était un jour présenté au cabinet. Il désirait sans délai hypothéquer tous ses biens immobiliers, et repartir avec le montant en cash. Après une rapide inspection, Rufus avait pris conscience de deux problèmes, deux tout petits blèmichons : primo, l'individu qui lui faisait face ne s'appelait pas Richard d'Ograilles ; deuzio, la main qu'il s'efforçait de garder sous le bureau braquait un pistolet sur lui. Selon toute vraisemblance, les documents fournis s'avéraient aussi mensongers que le cosplay à perruque du millionnaire. Le notaire feignit de croire les allégations du faussaire. En se retournant pour trouver une agrafeuse, il esquissa un geste de détresse à Colin qui regardait la scène de biais. Le clerc, peu certain de la marche à suivre en de pareilles crises, s'approcha nonchalamment, et assomma l'intrus d'un coup de code pénal. Sous le joug du stress, Rufus se rua hors de son siège pour lui agrafer la face, jusqu'à ce qu'il réalise que le bougret avait perdu connaissance. Mon oncle échappa aux poursuites grâce à une légère modification chronologique : il avait frappé par légitime défense, quand l'agresseur le pointait encore. De toute manière, le juge était un bon ami à lui, et puis un bon repas au Bouffet's, entre amis, ça ne se refuse pas.

Henri Hanchot, jeune quidam, passa au secrétariat un dimanche ensoleillé ; le notaire en profitait alors pour prendre l'air dans les rues voisines. Il apprit au lendemain qu'il avait manqué une occasion en or, une donation d'un montant..

« Monsieur Dufresne ? »

Une dame interrompit mon étude des archives. Son manteau duveteux ombrageait l'encadrure de la porte. J'eus peine à distinguer Colin derrière elle, qui lançait des signes de perplexité intense. Je vérifiai : elle ne ressemblait en rien au vieux bonhomme que j'attendais pour lui faire cracher son testament. La femme s'assit sans demander son reste.

« Je vous en prie, prenez place, m'empressai-je de rattraper, interdit. Vous.. vous aviez rendez-vous ?

- Oh, je suis si souvent entrée dans ce bureau sans prévenir.. Croyez-moi, monsieur Dufresne ne m'en aurait pas voulu.»

Toujours tapi à l'orée du chambranle, mon clerc exprima assez clairement, à grands renforts de tapes feintes sur sa propre fesse, la nature de leur relation. Comme je louchais sur le sous-titrage de mon assistant, l'inconnue jeta un œil par dessus son épaule. Le fieffé farceur avait disparu. Puis, se retournant vers moi :

« J'ai appris, pour Rufus. Mes condoléances.»

Elle retenait avec peine une larme qui ronflait contre la tranche d'une paupière. Le mascara s'y amalgamait déjà, et l'on devinait aisément le tracé que la perle suivrait sur sa joue creuse.

« Vous lui succédez, donc ? se reprit-elle. Et si jeune ! Vous êtes son fils ?

- Son nevils.. neveu. Son neveu. Nathan Dufresne.»

La dame tenta de se remémorer si par hasard le vieux Rufus ne m'aurait pas déjà mentionné, dans l'espoir d'alléger l'atmosphère avec un "Il m'a tant parlé de vous !". Comme elle ne trouva rien, elle recula au fond de son siège, prétextant le simple instant d'inattention. Mais désormais, le sillon d'une première ride barrait son front, révélé malgré la couche de maquillage lors des efforts de mémoire fournis. Elle ràjusta sa coiffe à voilettes opaques, et hoqueta :

« Appelez-moi Lou. Je suis actrice. J'ai besoin d'un notaire.

- Vous sonnez à la bonne adresse, madame. En quoi puis-je vous être utile ? »

Lou quitta le siège, se haussa sur la pointe des panards pour scruter les vitrines alentour. On y voyait encore le fourbi du défunt, les trophées hérités de ses prouesses. Elle s'attarda devant une plume noire, que je remarquai seulement maintenant avoir été chipée de son chapeau.

« La première fois que je suis entrée dans ce cabinet, j'avais vingt ans. Mes proches m'ont demandé ce que je voulais pour mon anniversaire. J'ai dit : mon testament ! Malgré le fantasque de la requête, on finit par me céder un entretien avec monsieur Dufresne.. le plus grand expert en lois bizarres et cas exceptionnels. Il n'avait jamais rencontré quelqu'un qui veuille consigner ses dernières volonté dès toute jeune femme. Mes exigences n'étaient pas déraisonnables pourtant : quoi que je possède à la fin de ma vie, que je meure à cent ans ou aujourd'hui, je voulais qu'il n'en reste rien. De toutes les choses qui survivent à la mort je ne désirais que la gloire. Quant au reste, il devrait brûler. Ainsi j'espérais obtenir la certitude que si la vieillesse m'avait enivrée au point d'acheter une maison, de mettre au monde des enfants.. leurs cendres seraient dispersées avec mes cendres.

- Les cendres.. de votre maison ?

- Et de mes enfants s'il fallait ! Dieu soit loué, il n'aura jamais à les cuire.»

Lou lâcha un gloussement ardu à interpréter.

« Votre oncle a signé pour devenir mon garant. Ce serait lui qui me guiderait en chambre crématoire, corps et biens. À la deuxième entrevue, au moment de clore le contrat, je l'ai embrassé. Nous sommes devenus amants. Une nuit, il m'a volé la plume d'alouette qui attend dans cette vitre. J'ai tout osé pour la lui retirer, mais pas moyen d'obtenir son accord. À l'aube, il m'a fait admettre une exception dans mon testament : il brûlerait tout, sauf cette plume, qu'il garderait en souvenir pour sa vie et au-delà. Je lui ai donné rendez-vous au jour de ma mort, et je ne l'ai plus jamais revu depuis.»

Je branlai doucement du chef pour lui signifier à quel point j'étais touché par son roman. Non pas que j'y sois insensible, mais j'en avais lu des plus vertes et des plus pas mûres dans les archives du vieux.

« Quoi qu'il en soit, bifurqua Lou, transie d'émotion, Rufus parti, il revient à son successeur de prendre sa place : vous serez mon exécuteur testamentaire.

- Si vous êtes venus vous assurer de ma détermination à reprendre les affaires de mon oncle, reposez en paix : il m'a disposé à sa suite, et j'honorerai ses dernières volontés. Vous brûlerez en paix le jour venu.»

Lou s'essuya les yeux sous son costume de madone en deuil. Je me plaçai à l'entrée pour l'inviter à décamper sans délais. Déjà dix minutes que j'entendais rouspéter mes autres clients en salle d'attente. Mais l'actrice refusa de décoller la patte.

« Justement, si je suis revenue aujourd'hui, c'est pour modifier ce précédent testament. Je ne désire plus être incinérée.

- Ce choix vous appartient ; mais nous pouvons en convenir à l'occasion d'un véritable rendez-vous, où..

- Il n'y aura pas d'autre occasion. Légalement, demain, je serai morte.»

Un temps. Je refermai la porte, intrigué.

« Légalement, découpai-je.

- Oui, enterrée. J'ai déjà payé les fossoyeurs, la cérémonie est préparée dans les moindres détails.

- Vous avez orchestré vos propres funérailles ?

- À distance, et sous un autre nom. Mes amis, mes connaissances, tous déjà ont reçu un faire-part de décès. J'ai échafaudé mon départ consciencieusement, j'y travaille depuis des mois.»

Ses postures, aussi mélodramatiques qu'elles puissent paraître, sonnaient si sincères que je n'osai rire franchement. Je m'efforçai de conserver mon sérieux, malgré le titillement de ma fibre romanesque.

« Vous.. vous mettrez fin à vos jours.. pour de vrai ? perchai-je.

- Légalement, seulement. C'est pourquoi j'ai besoin de votre aide : vous devez signer mon arrêt de mort. Je veux que ma personne légale cesse d'exister ce soir. En tant que citoyenne, il faut que mon statut rejoigne exactement celui d'une morte. Pour cause : j'emménage avec eux. J'ai racheté un mausolée en ruine à la Mère-Lesiège. Vous avez idée de la place que ça prend un mausolée ? Un gros dôme clos, interdit au public.. et même s'il était visitable : on n'y trouverait rien d'autre qu'une pile de bouquets cornés. Certes, de l'extérieur, la taille et les ornements ont tendance à inspirer l'admiration ; on se dit qu'un grand homme vaut une grande tombe. Mais quand elle s'emmousse et dégringole sur les passants, on vous prend pour le dernier des ozymandias.. Or, si je devais investir dans une tombe qui fût grandiose, autant qu'elle le reste à jamais. J'ai donc élaboré une parade. Après l'acquisition du mausolée, j'ai fait polir les murs, zinguer les tuiles et recanneler les colonnes. Idem à l'intérieur : j'ai viré les araignées, frotté les vitraux.. un coup de balai plus tard, et manquait plus qu'à déloger monsieur le marquis de je-n'ai-aucune-idée-de-son-nom. Le pauvre vieux avait fait son temps ; son illustre famille devait avoir accumulé trop de caveaux pour les entretenir tous. Ou bien le dernier arrière-arrière-petit neveu a gagné sa propre sépulture. Je suis restée songeuse en regardant mes ouvriers fourrer ses os poussiéreux dans un sac poubelle : à quoi bon rejoindre le ciel si pour cela l'on devient financièrement dépendant de sa descendance ? Mis à part les cadavres de luxe, les petits chouchoux du Panthéon, à jamais nourris au Prytanée, toute la pile des aïeux demeure à charge des grands-pères. D'où ma motivation : je veux être libre dans la mort comme j'ai su rester indépendante jusqu'à la fin de ma vie. Les défunts n'ont droit à aucune représentation juridique.. les avocats préfèrent prêter leur voix à ceux qui causent les décès. J'attends de pied ferme le juriste visionnaire qui rédigera la Déclaration Universelle des Droits des Morts ! Et des enfants à venir, aussi, et de ceux qui auraient pu naître mais n'y sont pas parvenus : il serait grand temps que la justice s'applique sur la verticalité des siècles, que nous envisagions dans chacune de nos actions la part de responsabilité que nous prenons dans la destruction des anciens et dans l'avènement des nouveaux. Mais jusqu'à ce que cette ère advienne, et je me doute que les vivants lui opposeront leur voracité morbide, l'autonomie mortuaire de chacun dépend de ses calculs d'héritage. Tandis que ces pensées me traversaient, j'étais assise sur un catafalque élevé, que je m'imaginai assez comparable à une table rococo. Un éclair m'a traversé l'esprit : je venais de mettre le doigt sur l'idée qui parferait mon stratagème.»

Lou marqua une pause dramatique.

« Je vais sous-louer ma tombe. »

À cet instant, si j'avais eu plus d'une paupière par œil, je les aurais toutes battues si fort que les voiles de ma cliente se seraient envolées.

« Il a suffi de quelques travaux pour rendre l'intérieur habitable : désormais, mon mausolée est alimenté en électricité, eau, gaz, et même réseau internet. Demain, on m'y mènera dans un cercueil de verre, truqué par les porteurs. Les thanatopracteurs m'auront maquillée, et parée de mes plus beaux vêtements. L'audience me jettera ses soupirs ; je serai rebaptisée dans ses larmes. Après la cérémonie, je me réveillerai simplement d'un long sommeil. Ça me rappelle, voilà si longtemps, ma piètre interprétation de Juliette pour sa scène finale. Il y a plus d'un moyen de duper les croque-morts - le pot-de-vin m'aura réussi j'espère - et là-dessus je me crois plus fine qu'elle. Je passerai mes vieilles années dans mon studio funéraire, et le jour où ma véritable mort viendra, je descendrai dans la crypte remplacer le marquis. Quant à l'appartement, il pourra librement accueillir de nouveaux locataires. Chaque mois, ils me verseront un loyer, et je le renverserai à l'État. Je ne demanderai pas un sou de plus que ce que la tombe coûtera, puisque la seule dépense qui m'incombera sera la dîme posthume, la rançon du peu d'existence terrestre que je me serai aménagé : ce caveau. Ainsi, les futurs locataires profiteront du séjour à un prix dérisoire, et même s'il leur semblera acheter le sol directement à l'administration du cimetière, je continuerai de gagner mon pain mensuel. Impossible que je ne trouve aucun preneur : avez-vous une idée du loyer d'un logement de vivants ?

- Assez précise, oui, répondis-je en affichant mon plus franc sourire de notaire.

- Bien sûr, souffla-t-elle, coupée dans son élan. Pensez-vous que.. légalement..

- Légalement ?

Lou prit une large inspiration. Elle posa sa coiffe sur mon bureau, levant le rideau sur un visage qui enfin revêtit plus de relief que le jeu d'ombres qui se dessinait jusqu'alors.

« Vous êtes mon exécuteur testamentaire, répéta-t-elle. Peu importe comment, vous rédigerez mon testament, et vous y justifierez tout ce que je vous ai dit. Vous gèrerez les sous-locations vous-même, le temps que l'administration cimétériale prenne le relais.

- Les tombes ne sont pas exactement louées, elles sont concédées par l'État pour une période donnée..

- Alors vous les sous-concéderez. Oh, je me doute que vous ne m'obéirez pas par pure charité, ni même pour la mémoire de votre oncle. Néanmoins, considérez les intérêts que vous pouvez tirer de ce marché : en l'espace de quelques décennies, vous pourrez vous imposer comme pionnier dans les affaires de mort légale volontaire. Mes imitateurs – et ne vous méprenez pas : il y en aura – voudront s'emparer du moindre carré de cimetière dans la capitale et au-delà. Il ne tient qu'à vous de les parrainer, de faire breveter le procédé, je ne sais.. d'en réclamer la paternité intellectuelle ! Des logements d'urgence ouvrent dans les sous-sols de la ville : les plus démunis se terrent déjà bien plus profond que six pieds. Pour échapper aux loyers standards, les foules arracheront ciel et tombes : vous leur montrerez la voie. Chacun enterrera sa grand-mère sur son pallier, la nommera propriétaire. Aucun mort n'augmente ses charges; et on ne s'oppose pas à un mort ! Les cadavres de nos aînés joueront le rôle de tampon moral face à l'avarice immobilière. Nous ne les exilerons plus en lisière de commune : nous marierons la fièvre des métropoles et le calme des nécropoles. Peut-être même qu'ainsi nous triompherons de la peur du trépas, derrière laquelle se cache en réalité la peur d'être oublié, abandonné, relégué à se dissoudre au fond d'une fosse et pourrir dans la mémoire des êtres chers. Nous, trépassés, servirons, guiderons. Toujours là.. jamais las..»

Une rougeur poudreuse lui craquela les joues. Lou chancela, et je me précipitai vers elle. Je la maintins d'une poussée très légère, comme on dévie la trajectoire d'une plume. Je sentis son souffle chaud, pas si vieux encore, et soutins son regard terne, plus tant jeune déjà.

« Je dois vous sembler perdre la tête ! soupira-t-elle. C'est que je prépare mon dernier rôle : il est d'une absurdité stratosphérique. Je les préfère ainsi. Quand je jouais Doña Loca à L'Odéon, j'avais déjà décollé de terre, alors pensez, maintenant..

- Pourquoi ? »

La question éclatait sans prévenir. Passée la surprise, j'éclairai ma stupeur :

« Pourquoi changer maintenant ? Pourquoi renoncer à ce testament, à la crémation et pourquoi décider soudain qu'il faut quitter la vie.. et pourtant à tous prix demeurer dans ce monde ?

- Voilà cinquante ans que je brûle de tous côtés. Désormais, je me sens calcifiée et remplie de sécheresse. Encore dix ans à ce rythme, et je jure que je me pétrifierai tout à fait. Comme si depuis l'enfance, notre chair ne chauffait que pour ralentir l'avancée des os. Luttez trop fort, et les muscles partent en cendre, vous volez au vent et vous aurez passé votre vie à essayer de ne pas mourir. La plupart d'entre nous menons une vie bâtarde, nous durcissons à moitié, petit à petit, ce qui fait que les personnâgés ont l'air de sacs de tendons. Mais regardez les plus grands hommes, les immortels qui transgressent l'oubli : eux seuls sont incarnés, monumentalisés. On leur dresse des statues, preuve que le squelette a fini de dévorer la moindre parcelle de peau. Je l'ai dit : je n'ai jamais voulu que la gloire. Tout ce temps je l'ai cherchée dans la lumière. Je pensais crépiter d'une certaine étincelle qui balafre les esprits. Vanités. Toute cette lumière, elle est partie autre part, quelque part là-haut. En tout cas elle n'est pas restée. Ce que j'avais de lumière je l'ai brûlé, et tout le reste n'est que poussière à condenser. Seule la roche reste, et quoi qu'on dise, l'architecte détient l'honneur des civilisations : plus personne ne connaît les pyramides de bois, les contes ancestraux, les partitions atlantes.. Cela, Rufus le premier l'a compris, en choisissant de devenir cette rue. J'y suis allée l'autre jour, elle sent comme lui. Dès l'instant où ils l'ont jeté dans ce mortier, c'est moi qui me suis sentie mortifiée. J'aurais voulu prendre sa place, fondre dans le goudron, puis sécher, m'écailler, pleurer des fissures. Grâce à vous, son neveu, je deviendrai la première locataire à défier l'au-delà, mon sépulcre sera le joyau du pays ! Comme lui en odeur de sainteté, j'aurai tenu ma promesse, et il m'aura rejointe au jour de ma mort. Quant à vous, Monsieur Dufresne, votre panache chatouillera les chevilles des dieux : vous aurez refondé l'organisme du monde, outrepassé la frontière des trépassés. Haussmann ploiera sous votre joug, votre nom volera son boulevard.. oh, bien plus encore : vous aurez un rond-point, un faubourg.. que dis-je un faubourg ? Une autoroute ! »

Lou glapit. Saisie de tremblements d'excitations, je dus l'appuyer contre un guéridon pour m'assurer de son équilibre.

« Vous reverrai-je ? »

- Pas dans cette vie, exulta-t-elle, toujours survoltée.»

Ses pupilles folles fulminaient.

« Demain.. après mon enterrement ! acheva-t-elle enfin.

- C'est noté.»

Ses pouffades s'élargirent en un fou rire, un fou rire fanatique dont les éclats rayonnaient dans la pièce comme cent traits d'arbalète, dont le timbre tamponnait la mémoire à des milles à la ronde, jusqu'au dernier rang de l'assemblée, et dont l'air se régénérait rageusement sous les martèlements du thorax. À chaque inspir une côte craquelait, et son cœur à vif saillait sur sa gorge en flammes. Les lèvres se figèrent soudain, un sourire incandescent. La tête buta contre le sol.

Elle était morte.

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