I.

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 Quand il sentit sa monture quitter le sol, Tchagataï regretta d’avoir choisi le chemin du marais. En retombant par-dessus la souche pourrie, le cheval planta bruyamment ses sabots dans la gadoue. Des gerbes souillées s’élevèrent et maculèrent sa robe métallique. Tchagataï jeta un coup d’œil à son manteau et ses bottes : encrassés comme après une bataille. Son faucon lâcha un petit cri strident et faillit tomber de son épaulière.

 Le cavalier redouta d’avance les frais de nettoyage, se demanda combien il lui faudrait débourser pour retirer les tâches du cheval, et pria pour qu’un cours d’eau propre – ce qui revenait à espérer de rencontrer une oasis en plein milieu du désert – coule à proximité de sa destination. Autrement, la facture s’avérerait très salée.

 C’était la première fois que le Limier Féroce s’aventurait si loin au nord. Trois jours de trajet avaient suffi à lui faire regretter la douceur de l’air des Plateaux Centraux, autant, si ce n’est plus, que le sourire de sa Khulan. Tandis que lui subissait le poids de l’humidité, posé comme une cape poisseuse sur ses épaules, sa femme devait, à cette heure, profiter d’un bon repas préparé par le cuisinier. Il la vit, main caressant son ventre gonflé d’amour, déguster une soupe parfumée à côté d’un esclave qui lui faisait la lecture.

 Il sourit.

 De tous les cadeaux du Natşal, le cuisinier avait tout particulièrement plu à Tchagataï. Il aurait volontiers échangé une ou deux propriétés contre ce “magicien du goût”. Témour, dans un accès de bonne humeur, y avait renoncé de lui-même, en plein sac de Kaerdyd.

 Malgré l’odeur de merde et de soufre, Tchagataï arrivait à imaginer le fumet délicat d’un porc aux oignons et aux poireaux, là, devant lui, au niveau de la crinière de l’étalon borostanais.

 Le cheval, lui aussi, passait son temps à chasser la puanteur du Marshland en repoussant les miasmes hors de ses narines. Pas après pas, le pauvre animal devait forcer sur ses jambes pour les extirper de cette terre collante, sur laquelle ne poussaient que des plantes basses, et, de temps en temps, un arbre égaré.

 De son sac, le cavalier tira une gourde de lait fermenté, s’envoya deux gorgées et prit son mal en patience. Après une heure à faucher les roseaux, la terre s’assécha progressivement, et l’étalon reprit courage. D’après la carte, le relais n’était plus qu’à un quart de yam.

 Il claqua ses bottes sur les flancs du cheval et lâcha un “Tchou !”

 L’animal consentit à un dernier effort et fonça vers le nord-ouest. Un quart d'heure plus tard, les toiles blanches d'une yourte apparurent en contrebas.

 L’étalon ne se fit pas prier et se jeta sur la mangeoire. Le Limier Féroce descendit, resserra sa ceinture, et caressa son faucon un instant. Derrière l’abri pour les chevaux, il aperçut la silhouette d’un jeune homme, chargé de gros seaux d’eau.

“Eh, toi !” l’interpella-t-il.

 Le jeune homme releva la tête, et découvrit avec horreur les dizaines de têtes séchées et réduites, réparties en guirlandes sinistres autour de son manteau. Il manqua de trébucher, posa ses seaux, et baisa la terre.

“Gloire au Fils des Dieux, Sire : je vous souhaite la bienvenue.”

 Tchagataï s’approcha, sentit la peur remonter le long des veines du porteur d’eau, et demanda d’un ton calme :

“Est-elle souillée ?

  • Non, Sire, je la donne à boire aux montures.
  • Peux-tu me dire où tu l’as puisée ?
  • Bien sûr.”

 D’un bond, le jeune homme se releva, épousseta les brins d'herbe de son pantalon, et désigna le sud-est.

“Un dixième de yam, dans cette direction. Une… une source passe en bas de la colline. L’eau vient du Jangour, la qualité n’est pas la meilleure mais…

  • Elle conviendra parfaitement. Peux-tu prévenir le chef de relais de mon arrivée ? J’ai faim, soif, et je dois rédiger une missive.
  • À vos ordres, Sire ! s’exclama le porteur d’eau, avant de filer vers la yourte.
  • Eh, attends ! (À cet instant, comme foudroyé par la voix du Limier Féroce, le jeune homme s’immobilisa.) Tu as oublié l’eau pour tes chevaux !
  • Oh, où avais-je la tête ! Merci, Sire. Vous êtes bon !”

 La remarque fit sourire Tchagataï. De toute évidence, le porteur d’eau n’avait pas dépassé la quinzaine. Autrement, il ne se serait pas permis une telle familiarité. Il le regarda, amusé, se jeter sur ses seaux et courir vers l’abreuvoir, les y vider et foncer dans la yourte.

 Un instant plus tard s'approcha un fonctionnaire vêtu amplement, au point que les jambes de son pantalon léchaient la colline. Petit, gros, crâne dégarni et barbe proéminente, Tchagataï aurait pu le confondre avec n’importe quel autre gérant de relais.

“Gloire au Fils des Dieux... Sire… si vous voulez bien me suivre…”

 Pas de baiser de terre, ni de trémolos dans la voix. Un regard posé sur les guirlandes de têtes, aussitôt retiré. Le Limier Féroce leva les yeux au ciel.

 On lui servit un ragoût local, le Kyning George, à base de carottes et de pommes de terre. Une bouchée de poulet traînait au milieu de la soupe translucide. Le cuisinier lui avait appris, deux semaines plus tôt, que l’ancien Kyning – c’est-à-dire le Roi – George II avait laissé son nom à de nombreux plats comprenant des pommes de terre en Kenntumbria.

 L’ancien état avait beau avoir été effacé par Témour, à l’instar de dizaines d’autres, le souvenir du bon roi, mort de grippe lors du siège de Bleċester, était vivace. En témoignaient les nombreux portraits de lui et des membres de sa famille encore présents dans les églises, quand bien même les autorités les en avaient bannis.

 Tchagataï avala le Roi sans considération aucune, et en épongea le jus avec un morceau de pain noir. Ensuite, il demanda au jeune homme de lui ramener deux khars d’eau et un peu de savon. Il installa son oiseau sur un perchoir en cuir, s’assit devant un bureau, trempa une plume de paon dans l’encrier, et saisit une feuille.

“Cher Ami,

Les recherches avancent. Voilà trois jours, un professeur de l’Université de Basilya m’a confirmé le passage de la cible. Je l’ai bien mariné, mais, de toute évidence, la cible ne lui a pas parlé du livre. Je suis actuellement au relais de…”


 Tchagataï releva la tête et chercha du regard le panneau d’accueil. À moitié penchée sur la droite, une planche indiquait Relais de Sunnan-Top Sud.


“... Sunnan-Top Sud, reprit-il. D’après ce professeur, la cible se rendait à Hêligæffen. Je ne crois pas qu’elle lui ait menti, car le professeur a tenu longtemps avant de me le révéler. Je devrais atteindre la bourgade en début de soirée. Je te tiens au courant dès que j’en sais plus.

Ton Ami Dévoué,

Tchagataï”

 Le Limier Féroce relut la lettre, sortit son sceau de sa besace, et l’apposa en-dessous de son nom. Il demanda une enveloppe au gérant de relais, fit chauffer de la cire et la cacheta.

“Combien de temps, pour l’envoyer jusqu’à Gheressuna ?” demanda-t-il.

 Le gérant leva un sourcil, enfonça sa main dans sa barbe grisonnante et mal entretenue, puis répondit en soupirant.

“Quatre jours. Cinq, au maximum.

  • Allons, ne me prenez pas pour un imbécile !” s’exclama Tchagataï, désireux de mettre un coup de pression à ce satané fonctionnaire.

 L’homme lui lança ce même regard que lançaient autrefois les peuples “civilisés” aux Tengerkhoudes, quand ces derniers étaient encore perçus comme de simples pasteurs aux manières rustres. Tchagataï avait terriblement envie de lui abattre le poing sur le nez. Le gérant l’avait compris, mais cela n'entama pas sa sérénité. Il savait, et cela faisait bouillir le Tengerkhoude de l’intérieur, que sa caste incarnait l’État. Or, on ne frappe pas l’État. Limier Féroce ou simple esclave, la règle restait la même.

“Nous employons des pigeons, répondit-t-il.

  • Des pigeons ?” répéta Tchagataï, surpris.

Voilà que les mœurs de ces foutus sédentaires commencent à nous corrompre...

“Oui. Par conséquent, dans cinq jours au plus tard, votre lettre parviendra à Sa Majesté.

  • Et vous êtes sûr que ces piafs ne se perdront pas en chemin ?
  • Aussi sûr que vous faites confiance à vos chevaux pour vous faire traverser plaines et marais.”

 Le reproche luisait dans ses yeux. Tremblant de colère, Tchagataï se rassit et commanda un verre de lait fermenté, de peur de commettre une erreur.

“Nous n’avons que du whisky, lâcha le gérant.

  • Du whisky, tiens ? C’est à croire que ce foutu George nous gouverne depuis sa tombe ! Bah ! Apportez-m’en une chope !
  • Bien.”

 Le gérant lui rapporta un grand verre en céramique. Le Limier Féroce plongea ses lèvres à l’intérieur et le regretta aussitôt. Il toussa.

“Le whisky a une concentration en alcool environ dix fois plus élevée que le koumis.

  • Et tu ne pouvais pas le dire avant ? s’écria Tchagataï, hors de lui.
  • Vous n’avez pas demandé. (Le gérant commença à s’éloigner vers le comptoir) Au fait, pour le nettoyage du cheval, cela vous fera cinq tügriks.
  • Soit, soit ! Je paierai. Pour le moment, je désire être seul.
  • Comme il vous plaira.”

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