II.

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Par le Ciel… Qu’est-ce qu’on est venus foutre ici ? Témour ne pourrait donc pas se contenter de ce qu’il a, l’espace d’un moment ? Quel démon est venu lui suggérer de nous faire venir dans cette contrée qui pue la merde ? Et voilà que ces Kenntumbriens commencent à nous la mettre à l’envers ! Un véritable poison : jamais un connard grassouillet comme… (Tchagataï revit le visage du gérant) Jamais, on n’aurait dû se mettre à les employer. Oh, Témour, je te donne une génération, pas plus, avant que ton Grand État ne commence à pourrir. Oui, pourrir, de l’intérieur, par la faute de ces mêmes types à qui on s’était jurés d’imposer le respect, de prendre leurs gonzesses et leurs bijoux, et de les laisser pleurer sur leurs tas de cendres. Pourquoi est-ce que tout a changé ? Même toi, t’as remplacé ton casque par un diadème de pouffiasse !

 Sur le pas de la porte, le jeune porteur d’eau bredouilla :

“Si...Sire... Je ne vous dérange pas ?”

 Tchagataï prit appui sur le matelas de son lit et posa son regard sur le visage du jeune homme :

“Eh bien, de toute façon, te voilà déjà présent.

  • Je… Votre tenue (sa gorge se noua) est propre, Sire.
  • Déjà ! Eh bien, tu es rudement efficace !
  • Je ne puis accepter votre compliment, sourit le jeune homme, dont le visage était devenu rouge comme une tomate.
  • Cinq tügriks pour le cheval, combien pour les vêtements ?
  • Un seul, Sire.
  • Tchagataï, je m’appelle Tchagataï. Efficace, et pas cher, donc. Je tâcherai de parler de toi à Témour, lorsque je rentrerai.
  • Oh, vous êtes trop généreux. Je doute cependant que le Fils des Dieux s’intéresse au sort d’un petit relais comme celui-ci.”

 Le jeune homme marquait un point. Tchagataï sentit que cette vérité l’agaçait. Comme avec ses femmes, Témour se montrait sulfureux à chaque fois qu’il s’agissait d’une nouvelle conquête. Et puis, aussitôt l’étendard Tengerkhoude installé, il s’en désintéressait et convoitait de plus grands espaces. C’était aux militaires, Limiers Féroces en tête, de s’occuper d’y faire le ménage.

“Tu vois juste. Prends ceci, alors. (Il envoya voler une pièce d’or sur le manteau plié.) Et laisse-moi te donner un conseil ; si le type qui te donne des ordres est un gros lard incapable de tenir une épée, ne lui obéis pas.”

 Le jeune homme pouffa. Il saisit la pièce d’or, observa le cheval ailé gravé dessus, et quitta la chambre.

 Le Limier Féroce enfila son manteau macabre, paya au comptoir, et récupéra une nouvelle monture aux écuries.

 De grande taille, l’animal devait être un croisement de plusieurs races locales. Robuste, habitué au sol fangeux du Marshland, il ne s'y enfonçait pas plus que ne l'aurait fait une plume.

 L’animal fila un peu moins de deux heures, en soufflant à peine. Puis, surgie de la brume comme une silhouette fantomatique, Hêligæffen.

 De grosses pierres marronnasses, érigées en une muraille de la hauteur de deux hommes, uniquement dépassées par un clocher et la voûte d’une maison longue. Çà et là, des trous mal rebouchés, héritiers de la prise du bourg. Devant la porte principale, trois soldats roupillaient sur des chaises en osier, deux autres jouaient aux cartes. Lorsque le cheval de Tchagataï se présenta, ce fut pour eux comme une vision surnaturelle.

 L’équipement du Limier Féroce, le regard perçant de son oiseau, le brouillard quasi-palpable donnaient l’impression qu’un esprit malfaisant s’apprêtait à frapper la ville. Les soldats assoupis poussèrent un cri de surprise en le remarquant, tandis que les joueurs de cartes se jetèrent devant le Tengerkhoude et exécutèrent leur meilleur salut.

“Gloire à Fils du Dieu, Sire, nous souhaitons bienvenue dans Hêligæffen !!” s’écria le soldat le plus âgé.

 Son accent donnait l’impression qu’une patate s’était coincée dans sa bouche. D’un geste de la main, Tchagataï lui autorisa à reprendre une pose normale.

“Où se trouve le capitaine ?

  • Capitaine ? Je peux vous amener.”

 Tchagataï confia sa monture aux gardes et suivit le vieux soldat à travers l’artère centrale, encombrée d’étals sauvages, de fûts vidés, de gamins en pleine partie d’épervier. Les regards des locaux se posaient avec insistance sur cet étranger à l’air sinistre. Bien que la plupart ne connussent pas l’existence des Limiers Féroces, le regard austère de Tchagataï, son faucon deux fois plus grand que ses congénères Marshlandais, et cette masse d’arme accrochée à sa ceinture suffisaient à imposer le silence. Sans parler de ces dizaines de têtes réduites et séchées, cueillies sur tout le continent.

 Pour les Tengerkhoudes, peu importait la couleur de la peau ; le monde se divisait entre peuples soumis et peuples à soumettre. Témour l’avait déjà démontré quand avait émergé le Grand État à partir des steppes du nord ; s’il fallait massacrer les siens pour s’assurer le pouvoir, cela ne lui posait aucun problème. À l’inverse, il s’était fait de précieux alliés chez des peuples aux mœurs et aux croyances à première vue incompatibles avec le modèle de la steppe.

 Tchagataï avait toujours admiré la justesse d’esprit de son ami. Souvent, alors qu’il s’apprêtait à ramener des villes arrogantes à l’état de poussière, ce dernier arpentait les rues à la recherche de gamins avec “un regard”. Et il visait presque toujours dans le mille. Si bien que la moitié des Limiers Féroces était désormais composée de peuples soumis.

 Quand les civilisés avaient l’intelligence de déposer les armes avant la bataille, il n’était pas rare qu’un prince ou un duc envoie de son propre gré une de ses progénitures au Natşal, tant la formation militaire Tengerkhoude avait bonne réputation.

 Alors que le Limier Féroce songeait, en lieu et place des rues mal pavées d’Hêligæffen, à celles jonchées de pétales de rose du centre de Gheressuna, il aperçut la porte de la maison longue. Le soldat le présenta à l’entrée, et l’amena jusqu’au salon du Capitaine.

 Tchagataï se réjouit d’y trouver un compatriote. Là, installé devant un épais tas de feuillets, le nez surmonté de lunettes, le Capitaine abattait un tampon à un rythme régulier. Le soldat s’inclina et quitta en vitesse la maison longue, laissant Tchagataï et le Capitaine seuls.

 Ce dernier releva la tête et s’empressa de s’incliner devant le Limier Féroce.

“Gloire au Fils des Dieux. Capitaine Karağan, Sire. Pour vous servir.

  • Tchagataï.
  • Oh, vous voulez dire… LE Tchagataï ?”

 L’intéressé hocha de la tête.

“Eh bien, si, en me levant ce matin, on m’avait dit qu’une légende telle que vous me rendrait visite dans mon bureau, je n’y aurais pas cru.

  • Assurément, les Tisseurs savent nous surprendre.
  • En effet ! Je regrette de n’avoir pas grand-chose à vous servir, Sire ; nous devrions recevoir une livraison de koumis demain matin.
  • Cela ne fait rien !
  • Je peux vous proposer du whisky, de très bonne facture.
  • Bah ! Tout sauf ça !” s’exclama Tchagataï.

 Le Capitaine Karağan sursauta, et prit appui contre son bureau.

“Eh bien… je ne voulais point vous offenser…

  • Qu’on ne me parle plus de whisky, et tout ira pour le mieux, grogna Tchagataï.
  • C’est compris, Seigneur. Comment puis-je vous être d’une quelconque utilité ?
  • Je cherche un intellectuel."

 Karağan leva un sourcil.

"Un… ici ?

  • Petit (le Limier Féroce plaça sa main au niveau de ses épaules), rasé de près, un des nôtres.
  • Sire, que viendrait faire un intellectuel à Hêligæffen ?
  • Me fuir.”

 Le Capitaine se releva, saisit une bouteille de whisky dans une armoire et se servit un verre.

“Pourquoi donc ?

  • Il fait partie d’un groupe dissident, qui a rédigé un ouvrage insultant à l’encontre du Natşal."

 Karağan manqua de recracher son whisky.

"Y a-t-il donc des gens qui n’ont aucune peur de la mort ?

  • Il semblerait. Personne ne l’a vu entrer en ville ?
  • Oh, si un intellectuel était venu par ici, croyez-moi, j’en aurais entendu parler.
  • Vous admettez donc que vos hommes ne vérifient pas l’identité de ceux qui entrent et sortent de la ville ?”

 Le Capitaine se mit à trembler. Il avala net un deuxième verre de whisky. Déjà, l’odeur boisée de l’alcool s’était mise à accompagner ses paroles.

“C’est que… Seigneur… Vous voyez bien que notre ville ne figure même pas sur toutes les cartes… Alors, un intellectuel, ici…”

 Tchagataï soupira. Le faucon toisa Karağan d’un œil mauvais. Le militaire reprit son souffle et déclara :

“Vous pourriez demander à l’auberge principale de la ville. Je suis sûr que quelqu’un saura quelque chose. Je… je peux vous y escorter, ou demander à un de mes hommes…

  • Je trouverai. Le nom de l’auberge ?
  • Le “Cochon aux Épices”, vous tournez à gauche en sortant de la maison longue et vous tomberez dessus au bout de l’avenue.
  • Merci, j’ai tout ce qu’il me faut.”

 Avant qu’il ne quitte la pièce, le Capitaine Karağan s’exclama :

“Sire Tchagataï ! Ce fut un honneur de vous rencontrer !"

 Le Limier Féroce sourit.

"Ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien au Natşal.”

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