III.
Une statue de cochon taillée dans du bois verni, avec de petites taches rouges et noires, disséminées dessus. Tchagataï jeta un œil au panneau, sur lequel était inscrit ᛋᚹᛁᚾ ᛗᛁᛞ ᛋᛒᛖᚲᚢᛗ en grosses runes.
“Hey zükin’ für yets? demanda un vieillard assis sur un tonneau, une grosse chope de bière à la main.
- Je ne comprends pas ce que vous dites.”
L’homme tourna la tête vers lui, et le Tengerkhoude comprit que la familiarité de l’homme venait du fait qu’il était aveugle.
“Tengerhood… Ic non parler bienne. J’aide vous ?
- Ici… Cochon aux Épices ? demanda Tchagataï en articulant soigneusement ses mots.
- Cotchonne… Haypisses… marmonna l’aveugle. Oui, ici.
- Merci, l’ami.”
Tchagataï attrapa une pièce d’argent et la déposa délicatement dans la main du vieillard. Ce dernier apprécia la maxime gravée dessus et remercia le Tengerkhoude de son plus grand sourire.
À deux reprises, le Limier Féroce dut enclencher la poignée de la porte, tant le bois avait été défiguré par l’humidité. Dans la taverne, pleine à craquer, il découvrit une joyeuse assemblée. Une serveuse venait de gifler un trentenaire barbu qui lui avait mis la main aux fesses ; l’homme se faisait railler par ses amis. Dans le coin le plus sombre, des joueurs de cartes misaient leurs salaires de misère, un air terriblement sérieux sur la face. Deux adolescents, en haut de l’escalier, se bécotaient le museau.
Lorsqu’il referma la porte, Tchagataï sentit monter autour de lui l’odeur de la bière, de la sueur, des larmes, d’une pointe de sang, de l’eau de toilette. C’était comme si Hêligæffen tout entière s’était concentrée dans cette fragrance et s’écriait, au nom de son peuple : j'existe toujours !
Le Limier Féroce s’approcha du comptoir, derrière lequel une femme svelte et musculeuse faisait les comptes. Lorsqu’elle releva le nez de son registre, son visage se pétrifia.
“Un intellectuel, petit, rasé de près. Tengerkhoude, lui aussi. Ça vous parle ?
- Je… je regrette, Sire, mais je n’ai vu tel homme. Peut-être est passé il dans mon établissement, mais ça se fait sous couverture.”
Le petit accent de la patronne, tout juste assez fort pour qu’il en reste charmant, plaisait bien à Tchagataï. Il la vit, main caressant son torse après l’amour, lui susurrer des paroles parfumées à côté d’une cheminée qui réchauffait leurs corps nus.
Il sourit.
“Fôc thâ hundas! s’écria un paysan, derrière eux, la barbiche gorgée de mousse et la chemise imbibée de sueur.
- Hæwst dhü âmod geworden?! Ye bek ! répliqua la patronne, le visage passé en un éclair du blanc livide au rouge sang.
- Hwæt, hwæt is dæt? Ne mæg ic nyeygen warhiyd sprekkan on nyeygen Land ?!” reprit le paysan, l’écume aux lèvres.
Il se leva. Tchagataï observa cette loque se rapprocher de lui, le regard haineux. Avant même qu’il n’ait le temps de dégainer sa masse d’arme et d’en faire un exemple, la patronne abattit de toutes ses forces une poêle sur la tête du paysan. Ce dernier s’effondra sans demander son reste. La patronne s’agenouilla devant le Limier Féroce, tremblante.
“Sire… Je vous prie de l’excuser".
Derrière elle, deux gaillards emportèrent le corps à l’étage.
Tchagataï se laissa enivrer par la douce musique de la patronne et baissa le regard. Agenouillée comme ça, elle révéla, malgré elle, quelque chose de plus intéressant que les plus belles des excuses. Dévoilée par l’échancrure de sa robe de travail, une poitrine généreuse, du genre qu’on ne saurait trouver chez les femmes de la steppe et leurs corps terriblement musclés, n’attendait qu’une main experte pour en apprécier les contours.
Le Limier Féroce montra ses crocs à la Marshlandaise. Cette dernière prit ceci pour un pardon et se rendit au milieu de la taverne, sur laquelle pesait un silence de mort depuis que le paysan avait fait sa scène.
Elle déclara, d’une voix tremblotante :
“Guman, anhoor mê! Dhes man sêċeth wissenman. Hey swô Tengerhûd. Thâ wissenman wohl gekêm on tûn for paar dagum. Ob geseah, zofurt sprakk heym !”
Après un instant à se dévisager les uns les autres, un joueur de cartes déclara, non sans appréhension : “Ic !”
Il quitta sa table, oublia même ses gains, s’approcha de Tchagataï, et déclara :
“Nord… Après Marshland, dans les… stêpas… Hm, comment ça dit…
- Les steppes, j’ai compris. Quelle distance ?
- Right. Une moitié journée en cheval. Je livre la nourriture, le eau, il me donne d’argent.
- Tu peux donc m’y accompagner ?
- Le wissenman n’a pas dit où l’habite. Je pose nourriture et eau à l’endroit, et lui pose l’argent. Avec oiseau là, vous trouvez, je pense.
- Certainement. Merci.”
Peu à peu, l’animation de la taverne reprit. Tchagataï commanda une pinte de bière, oublia ce goût qui rappelait l’urine, et quitta Hêligæffen.
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