IV.
Il força son cheval à cavaler vers le nord jusqu’à sortir de la fange Marshlandaise, et découvrit avec un certain plaisir une terre beaucoup plus familière, quand bien même il n’y avait jamais mis les pieds. Le sol y était sec, les herbes, bien que toujours rares, savaient lui procurer à lui et à son étalon de quoi manger ; son faucon put chasser à loisir. Il décida de camper sur un petit monticule. Le plaisir d’observer les étoiles et de retrouver la steppe le garda longtemps éveillé.
Alors qu’il traçait en esprit les lignes reliant les astres de la Constellation du Loup, il se demanda à quand remontait la dernière fois qu’il avait pris le temps de profiter ainsi de la nature. Il se rappela la veille de la bataille des Bois Bleus, après que lui et les autres Limiers Féroces avaient attrapé des femmes de pêcheurs. Qu’est-ce qu’ils s’étaient amusés…
Quatre ans, déjà. C’était passé en un éclair. À l’image de la constellation, partie arpenter seule un coin du cosmos, ses compagnons avaient chacun emprunté des chemins différents. Bien sûr, il leur arrivait encore de se croiser lors des fêtes à Gheressuna, mais l’Empire était devenu si désespérément étendu qu’ils ne pouvaient plus se croiser. De Limiers Féroces, ils étaient devenus Grands Loups.
Tchagataï oscilla entre réflexions et sommeil jusqu’à l’aube. Posé comme un voile doré, le Soleil baignait l’herbe cristalline dans une lumière apaisante. L’étalon bâtard, déjà levé, grignotait un bout d’herbe un peu plus bas. Le Limier Féroce sirota son koumis devant le spectacle de la steppe, puis récupéra sous la selle de sa monture un morceau de viande séchée, qu’il avala avec avec gourmandise. Le goût du cuir, déposé sur la viande, le ramena au bon vieux temps.
Il en offrit un morceau à son faucon, lequel l’avala rapidement, puis il se mit en route. L’oiseau, à un décali au-dessus de lui, surveillait la plaine. Le cheval avança si bien qu’en une matinée, il couvrit un yam entier. À l’est, les pics des Pralamaghs semblaient avoir été peints à l'aquarelle sur la toile de l'horizon.
Alors que l’étalon bondit au-dessus d’un ruisseau descendu des montagnes, le faucon se mit à piailler et reprit place sur l’épaule de son maître. Tchagataï lui donna une souris séchée et lui ordonna de montrer le chemin.
L’oiseau de proie ne se fit pas désirer et fonça à travers le vent froid, poussant de petits cris à intervalles réguliers. Tchagataï pressa son cheval et finit par apercevoir, une heure plus tard, une petite habitation de bois et de pierre, installée sur la plaine. Il mit pied à terre.
Dans sa besace, il récupéra un flacon d’huile argentée, le posa sur un îlot mousseux. Il trouva le courage de se déshabiller malgré le froid, saisit de l’huile par l’index et le majeur et se badigeonna généreusement le visage, le cou, le torse. Ensuite, il enduisit plus légèrement le reste de son corps, sans en épargner la moindre parcelle. L’odeur métallique et rassurante de la lotion se mêla à celle de l’herbe fraîche. Il apprécia cette odeur si particulière un instant.
Puis se rhabilla en vitesse, s’équipa de sa masse d’arme, ordonna aux animaux de l’attendre. À pas discrets, il s’approcha de la hutte, tenta d’en observer l’intérieur : sans succès. Le savant avait pris soin d’en couvrir chaque interstice. Tchagataï se demanda comment il avait pu transporter autant de matériaux au milieu de nulle part. Assurément, quelqu’un à Hêligæffen, peut-être le type de la taverne, avait dû l’aider.
Aucun bruit à l’intérieur. Le Limier Féroce avait beau ausculter la moindre pierre, il ne distinguait pas le moindre souffle. Il pria pour que l’intellectuel ne se fusse pas enfui. La partie de cache-cache avait assez duré.
Il se positionna devant la porte en paille tressée et l’envoya voler d’un grand coup de botte.
“Le sale chien…” grogna Tchagataï.
Un sourire prédateur s’était dressé sur ses lèvres. Dos à lui, un homme qui correspondait aux portraits dont Tchagataï ne connaissait que trop bien les contours. Il s’apprêta à écraser les pointes de sa masse sur l’imbécile qui avait cru bon de se dresser face à l’Empire, mais ce dernier l’arrêta d’un signe de la main.
“Avant de remplir votre mission, auriez-vous un instant à m’accorder ?”
Pas la moindre trace de peur. Le moindre tremblement. Le moindre doute. Le savant reposa sa plume dans son encrier, se retourna, et lança un regard apaisé à son bourreau.
“Pour une dernière phrase, je me serais attendu à mieux.
- Allons, que vous accomplissiez votre mission maintenant ou dans cinq minutes ne changera rien.”
Tchagataï leva un sourcil. Le savant désigna un nécessaire à thé, posé sur un petit brasier.
“Vous prendrez une tasse ?
- N’abuse pas de mon temps, chien.
- Vous parlez comme Témour, sourit l'érudit.
- Le Fils des Dieux, le corrigea Tchagataï.
- Comme il vous plaira. Je me rappelle de lui, après son premier voyage chez les civilisés. Le Prince de Xyrafène avait jugé bon de le rencontrer, quand il avait treize ou quatorze ans. Les intellectuels… sont tous des chiens : la première phrase que Témour prononça en rentrant à la tribu.”
Le savant soupira.
“Douce ironie… J’imagine qu’il vous a chargé de détruire la Chronique ?
- Et de faire ce qu’il me plaira de votre cadavre.
- Évidemment. Ne vous a-t-il pas parlé de son contenu ?
- Ce n’est pas mon rôle de le savoir !!”
Autour du savant, des émanations psychiques commençaient à naître. Tchagataï leva sa masse d’arme et la projeta de toutes ses forces sur ce salopard arrogant. Le salopard en question eut le temps de projeter une tempête psychique, comme un feu multicolore. L’énergie longeait la peau de Tchagataï à la recherche d’un endroit où s’engouffrer, mais glissait malgré elle sur l’huile argentée. Ce maudit savant était rudement doué : il arrivait, le temps d’une déciseconde, à faire peser la sensation du feu sur la peau de Tchagataï.
Malgré l’aveuglement et la poussée du vent psychique, le Limier Féroce parvint à écraser sa masse sur l’épaule du rebelle. Terrassé par la douleur, ce dernier trouva tout de même la force d’envoyer voler l’arme, d’un geste de la main.
“Tu veux la jouer comme ça… hm ?” grogna Tchagataï, les lèvres mouillées de colère.
Il attrapa le cou de l’intellectuel, prêt à le tordre comme celui d’un chien sauvage. Y mit toutes ses forces. Le pauvre animal se savait déjà fini : cela se voyait aux reflets de la peur dans ses yeux. Tchagataï appuya avec ses ongles, faisant jaillir de jolies rigoles de sang, et continua à les enfoncer dans le cou de ce civilisé méprisable.
“Alors, ton raffinement ne t’est plus d’aucune utilité ?!” hurla Tchagataï.
Le savant ne l’écoutait déjà plus, il envoyait par vagues faiblissantes des impulsions psychiques, toutes déviées par la lotion argentée.
“Vas-y, vautre-toi dans ton palais répugnant, prends de l’embonpoint, cesse de te raser la barbe ! Montre-moi, ô, Grand parmi les Grands, de quoi est capable ta civilisation !”
Le visage de l’intellectuel avait viré écarlate. À force d’appuyer sur sa gorge, Tchagataï se creusa un passage vers ses cordes vocales, qu’il creva avec un plaisir non dissimulé. Le savant libéra un bruit d’outre percée, puis il cessa de se débattre, de respirer. Ne restait plus qu’une loque aux yeux sanguinolents. Le feu d’artifice psychique avait laissé la place à la lumière blafarde d’une lampe à huile.
Tchagataï envoya voler le corps. Ses mains étaient couvertes de sang. Il passa méticuleusement sa langue sur ses ongles, ses phalanges, l’espace entre ses doigts ; lécha le sang jusqu’à la dernière goutte.
Une grande fatigue, pas celle des jambes qui ont trop couru sur les remparts et des bras qui ont trop frappé les soumis, non, celle de l’esprit, épuisé à force d’avancer dans l’obscurité, se saisit de lui. Il saisit la chaise du savant par le dossier et s’effondra dessus.
Il attrapa une bouteille d’huile sur le bureau et en remplit la lampe. La flamme grimpa à hauteur de son front, éclaira le corps du vieux savant, tourné vers la porte, endormi dans son sang.
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