V.

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 Le thé était bon. Noir comme la suie, du genre que Tchagataï préférait. La Chronique Véritable du Clan Tengerkhoude était quasiment intacte. Une éclaboussure de sang, sur la tranche, deux pages cornées pendant la lutte. L’objet était de bonne facture ; Tchagataï avait beau ne pas être porté sur les livres, il savait reconnaître le bon artisanat.

 Le Limier Féroce envoya voler la tasse de thé dans la mare de sang, fouilla le bureau sans rien trouver d’autre qu’une lettre à peine entamée par le savant, puis s’approcha de son cadavre. Contempla son manteau, les ribambelles de têtes séchées, serrées comme des champignons en bocaux, et se demanda où irait celle de cet intellectuel arrogant. Il repéra un espace libre, se saisit de son couteau, et retourna le corps.

 Deux gros trous dans la gorge, le visage muté sous l’effet de la douleur, le savant posa ses billes rouges et vitreuses sur lui. Lorsqu’il approcha sa lame de sa gorge, Tchagataï sentit quelque chose d’étrange : une sorte de dégoût, mélangé à de l’inquiétude. Il entama la peau, sous laquelle le sang ne pulsait plus. Puis il se figea.

 Sans saisir pourquoi, il sentit qu’il préférait ne pas prélever son trophée. Pas cette fois. Il se leva rapidement, saisit la bouteille d’huile, et la versa sur le corps sans vie. Il attrapa la poignée de la lampe, et, avant de sortir de la hutte, l’envoya voler sur l’intellectuel.

 Une fois sur le dos de l’étalon, son faucon et lui contemplèrent longuement ce brasier au milieu de la plaine bleutée, les volutes ténébreuses entacher le ciel, avant de filer vers le sud-est.

 L’animal courut longtemps, jusqu’à rejoindre la Deuxième Voie Témourine. Mal à l’aise sur des pavés, il peina à maintenir son allure.

 Tout, du ciel à la terre, des résidences d’aristocrates aux cabanes de sans-le-sous, rappelait l’intellectuel à Tchagataï. Par-dessus sa rétine, le cavalier avait l’impression de sentir un voile brumeux, flottant à quelques mètres devant lui, se lever.

 Au premier relais, il échangea son cheval contre un pur sang Grand-Litanois, à la robe couleur de foudre. Au fil des heures, le trafic sur la route augmenta. Il lui était arrivé, au milieu des charrettes de paysans, de croiser des caravanes de commerçants blancs. Gheressuna, comme le Nord sur une boussole, attirait tous les ambitieux à elle.

 Le Grand-Litanois était parfaitement habitué à courir sur les pavés, et cavala jusqu’aux abords des Plateaux Centraux. Tchagataï fit halte dans une auberge installée sur le bord de la route, drapée dans la douce lumière de la Lune Mineure.

 Malgré l'atmosphère chaleureuse qui y régnait, il n’avait pas le cœur à la célébration. Des heures durant, la Chronique, cachée sous son manteau, lui avait fait l’effet d’un charbon ardent. Il s’empressa de trouver son lit et posa le livre sur une table de chevet.

 Il suffisait de saisir la lampe fournie par l’aubergiste, d’enduire l’ouvrage de pétrole, et de balancer le tout sur un de ces rocs qui se dressaient dans le jardin. C’était si simple ! Et, pourtant, chaque fois que sa main, tremblotante, s’approchait de l'anse en céramique, la voix du savant reposait sa dernière question.

 Tchagataï chercha vainement le sommeil plusieurs heures durant, jusqu’à ce que l’auberge sombre dans le silence. Ses pensées, jusque-là confuses, trouvèrent une forme dans le calme.

“Témour, pourquoi… pourquoi tu ne me fais pas confiance ?” murmura-t-il.

 Puis, aussitôt, une colère étouffée remonta à la surface, éclata comme une bulle de magma dans son cerveau. Il voulait savoir. Il saurait.

 Le Limier Féroce, la rage au corps, fit naître une petite flamme sur le bout du bec de la lampe. Il saisit le livre, et en découvrit la première page :

CHRONIQUE VÉRITABLE DU CLAN TENGERKHOUDE

RÉDIGÉE PAR LE CERCLE D’ÉTUDE DES AMIS DE LA LUNE.

 Dessous, une image peinte à la main représentait le Natşal, reconnaissable à l’épaisse forêt de poils dont était couverte l’entièreté de son visage et ses yeux argentés, en costume de sacre. Tchagataï se rappelait bien l’événement : il s’agissait du dernier soir où son ami et lui avaient pu partager la douceur de quelques pucelles, dans une chambre secrète du palais.

 Il sauta la liste de rubriques, le prologue, et découvrit le premier chapitre. On y voyait, minutieusement peint, un bébé recouvert de fourrure, une mère allongée au gros ventre, deux sages-femmes.

De tout temps et en tous lieux, l’homme qui contrôlait le passé contrôlait le présent, et, par voie de conséquence, contrôlait l’avenir.

Nous pensons qu’il serait illusoire de croire cet état de fait changé. Certes, notre époque voit fleurir nombre d’Empires d’une taille considérable, impossible à concevoir pour nos prédécesseurs, mais cela est avant-tout le fruit du progrès technologique, de l’effondrement en série de la plupart des vieux États de Mitéraghi, et, ne refusons pas d’accorder son importance à ce facteur : de la chance.

Cette étude, fruit de longues réflexions, recherches et entretiens avec nombre de proches de Témour, permettra au lecteur de retracer la généalogie du chef du Clan Tengerkhoude, et ce, fait unique, depuis sa naissance.

Béni par les Dieux, ces derniers l’ont fait exceptionnel : du sommet de son crâne aux extrémités de ses orteils, leur Fils fut couvert d’une majestueuse fourrure.

Ainsi commence la Chronique Officielle du Grand Natşal et Fils des Dieux, commandée par Témour peu après la bataille du Lac Kitaro. Le choix d’évoquer cet événement historique n’est pas superfétatoire ; la bataille a été le point culminant de la Guerre Fratricide. En effet, Témour, contesté dans son règne, a longuement…

 Tchagataï connaissait bien la révolte des frères de Témour. C’était grâce à elle qu’il était passé du rang de général à celui de Limier Féroce. Il sauta quelques pages.

... sur la place du Clocher de Basilya. Ainsi, de la fratrie de huit garçons et trois filles, ne survécurent qu’un frère et une sœur.

Il n’est pas possible de surestimer l’importance qu’a eu un tel événement sur la psyché du chef du Grand État. Par la suite, Témour s’est emparé des rumeurs en vogue chez les classes les moins lettrées du Grand État, selon lesquelles sa physionomie hors norme était signe de sa nature divine. L’illustre Réonaldo Civintà a été engagé pour ériger la théorie au rang de mythe officiel. Deux ans plus tard naissait la Chronique Officielle du Clan Tengerkhoude. Le Litanois prit de grandes libertés avec la réalité historique et fit passer la mère du Natşal de fille d’un clan marginal, au bord de l’extinction, pour une princesse en exil.

Je propose au lecteur de s’attarder un instant sur l’origine de la mère du Natşal, avant de mentionner son père, dont l’existence même, soit dit en passant, a toujours été traitée comme un sujet de peu d’importance.

 Témour, depuis que Tchagataï le connaissait, avait en effet soigneusement esquivé le sujet. Le Limier Féroce se souvint qu’à l’époque du début des conquêtes, l’Hyghétis d’Afahir et le Roi d’Anacresse, au cours d’un banquet, avaient pressé le jeune chef Tengerkhoude de questions sur ses origines. Témour leur avait répondu, en quelques phrases, que son père était un riche commerçant d’Ishmaqa, de passage dans la région, et qu’il avait promis d’épouser sa mère. Les fiançailles avaient bel et bien eu lieu, mais l’homme était reparti vers l’ouest dès le lendemain de la nuit de noces.

 Bien qu’il n’en reparlât jamais directement, Témour semblait avoir gardé un souvenir exécrable de la soirée. Si bien qu’un serviteur, pris d’un élan de familiarité, s’était reçu un coup de sceptre sur le coin du front, pour avoir posé la question interdite. Depuis, que ce soit en face ou dans le dos du chef, jamais ni ce banquet ni ce commerçant d’Ishmaqa ne furent jamais évoqués.

Si l’on en croit la Chronique Officielle, la mère de Témour, dont le nom ne figure nulle part, aurait été fécondée par un ange un soir de printemps et accouché l’hiver de la même année. (Tchagataï leva un sourcil.) Durant sa gestation de douze mois, Témour aurait parlé depuis le ventre. Et puis, dit la Chronique, aussitôt sorti, l’enfant au corps de soie posa un pied devant l’autre, pointa le sud-ouest, et déclara que tout ce qui s’y trouvait finirait un jour par lui obéir.

Sa mère, aussitôt foudroyée par une lumière venue des cieux, disparut derrière lui, ne laissant qu’un souvenir de sa chaleur sur sa couche. Jahyra, la servante la plus fidèle du Vaisseau des Dieux - c’est ainsi que la Chronique désigne la mère de Témour -, s’occupa alors de l’enfant comme du sien.

 Tchagataï n’en croyait pas ses yeux. Depuis toujours, Témour s’était adressé à Jahyra en l’appelant “maman”, et voilà que, maintenant que la vieille femme s’était éteinte, il reniait sa filiation !

La Chronique poursuit avec la longue période de troubles au sein des clans de la steppe, seulement résolus après le retour d’exil de Témour, soutenu par des clans rivaux. Arrêtons-nous un instant sur les affirmations énoncées précédemment.

 Dans un style plus élégant que les pensées brutes de Tchagataï, la Chronique reprenait précisément les informations dont le Limier Féroce avait pris connaissance au fil du temps. Jahyra retrouvait sa place de mère du Natşal, quand bien même cela risquait d’entacher l’image de son fils. Témour passa de Fils des Dieux à l’enfant qu’il avait vraiment été : timide, peureux, criard. Intelligent, sûr de lui, également. Tchagataï avait eu l’occasion, tandis qu’il n’était lui aussi qu’un bambin, de le rencontrer à plusieurs reprises.

 Ses souvenirs de cette époque étaient devenus brumeux : aussi, le livre lui rappela avec une grande précision nombre d’événements de la jeunesse de Témour. Puis, au chapitre, d’après, intitulé “Les Racines Paternelles du Natşal”, l’auteur reprenait la généalogie ainsi :

Aux confins de l’Empire, des pins du bois des zélés aux pics des Pralamaghs, sur l’ensemble de la plaine du Jahmrat, vit une mosaïque de peuples - que nous traitons parfois, par erreur, comme s’il s’agissait d’un seul bloc -. Ces peuples, autrefois dominants dans la région et même au-delà, subissent, depuis bientôt un millénaire et à intervalles réguliers, des pestilences comparables à la barjite. Ces maladies ont considérablement affaibli ces peuples autochtones et ont fracturé leurs anciens États. Il y a de cela vingt ans, les cartes de Mitéraghi étaient constellées de leurs principautés, républiques et royaumes, déconnectés les uns des autres, réduits à des ombres d’eux-mêmes. Si bien qu’il n’aura fallu à Témour qu’un an et demi pour tous les placer sous son joug. Ces autochtones, à l’époque du Grand Royaume Skritt, avaient été appelés kuttekasirs, soit “têtes-de-chiens”. Aujourd’hui, nous lui préférons l’appellation afahrie de cynocéphales. Au moment où j’écris ces lignes, Témour caresse le projet de les déplacer massivement de l’autre côté des montagnes, tant il leur voue une haine féroce.

 Tchagataï aussi leur vouait une haine féroce. Il avait eu l’occasion d’en rencontrer, de ces saletés de clebs, que ce soit dans les geôles du Palais, sur le champ de bataille, ou dans leurs villages de bouseux. Tout justes bons à pleurer, idolâtrer un temps révolu ; ah, ça, pour vous refaire tout l’historique de leur race méprisable, il y avait du monde ! Mais lorsqu’il s’agissait de sécher ses larmes, de prendre les armes et son courage à deux mains, de défendre sa terre, voilà que les cynocéphales révélaient leurs vraies couleurs !

 Et puis leur langue, leur jap-jap, comme les Tengerkhoudes le désignaient, c’était surtout un éventail de bruits canins des plus désagréables, imprononçables pour un esprit sensé. Qu’il y ait un seul ou une dizaine, une centaine de japs-japs différents n’y changeait rien ; chez les cynocéphales, l’animal et l’humain restaient aussi indissociables que deux cheveux pris dans du miel séché.

 Pas de doute : si les Dieux les avaient maudits, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes !

 Il reprit la lecture :

D’après la Chronique Officielle, cela viendrait du fait qu’une nuit, un chef cynocéphale se serait introduit dans la yourte de la sœur du Natşal pour la violer. Témour, prévenu par les Dieux, aurait couru à son secours. Là, il y aurait découvert l’horreur, et, sans la moindre hésitation, il aurait maîtrisé l’autochtone avant de le soumettre aux tortures les plus inventives, des jours durant. De l’incident, sa sœur se tira sans avoir été engrossée, mais son esprit était devenu errant, incapable de rester dans la réalité.

 Tchagataï avait en effet entendu des rumeurs selon lesquelles la sœur de Témour aurait subi un viol, mais pas commis par un cynocéphale. Les hommes-chiens avaient beau être bêtes comme leurs pattes, ils n’étaient pas suicidaires.

En vérité, la haine de Témour contre les autochtones de Mitéraghi Centrale remonterait à beaucoup plus loin. Que le lecteur nous pardonne : ce tour d’horizon historique était nécessaire.

Pour en revenir à la généalogie du Natşal, la Chronique Officielle ne ment pas quant aux occupations du père de Témour ; il s’agissait bel et bien d’un marchand de tissus. En revanche, sa fuite après le mariage avec Jahyra serait une invention complète. Le véritable géniteur de Témour, et nous sommes les premiers surpris quant au fait que le secret ait été gardé pendant si longtemps, était en vérité un chef cynocéphale.

 Tchagataï manqua de s’étouffer. Il sursauta, jeta le livre à l’autre bout du lit. Par-dessus la couverture, faiblement éclairée par la lampe à huile, il lui sembla que le visage de Témour, couvert de son pelage, ses yeux dorés comme l’astre de feu, se matérialisa. L’image posa un regard sévère sur lui, tandis qu’à vue d’œil, ses poils poussaient et s’étendaient en longs filaments, le renvoyaient à sa nature de sauvage. Le Limier Féroce avait envie de vomir.

 Une vie entière à servir un inférieur. Et ce bâtard qui se vantait en permanence d’être l’enfant choisi des Dieux… Son sourire qui paraissait si sincère à chaque fois qu’il l’évoquait. Du vent. Tout, durant vingt-neuf ans, avait reposé sur de l’air. Sur un vide. Dire qu’il avait cru Mitéraghi enfin débarrassée de ses autochtones répugnants ! Ils s’étaient simplement faits discrets, s’étaient infiltrés au sommet du plus puissant État au monde, dominaient des millions et des millions d’hommes, sans que ces derniers en eussent la moindre idée !

 Il se rua sur le livre, hésita une seconde à le brûler, à effacer ces derniers jours de sa mémoire, mais il savait que c’était trop tard. Il retrouva la page à laquelle il s’était arrêté et poursuivit :

Le nom du père de Témour nous est inconnu ; cependant, nous savons de source sûre que le cynocéphale a vécu près de Jahyra pendant trois ans après avoir consommé le mariage. Alors que Témour approchait de ses trois ans, son père tomba gravement malade. Jahyra, jusqu’à la fin, lui resta profondément fidèle, ne quittant son chevet que pour aller dormir dans sa yourte. Aux portes de la mort, le père de Témour invoqua deux divinités cynocéphales parmi les plus puissantes. Ce qu’il ne savait pas, c’était que notre source, une esclave de Jarapour, assoupie contre la yourte, fut réveillée par le rituel.

Voici ce que le cynocéphale a alors dit aux dieux en sa langue :

“Je sais que mon enveloppe se meurt, je doute que j’aurai le loisir de voir le Soleil se lever demain matin. Si je vous ai invoqués, K-ķbhden et Jwaâpan, Seigneurs de notre Monde, c’est pour passer un marché avec vous. J’aimerais vous offrir mon âme et celles de toute la tribu, à l’exception de ma femme et mon fils, en espérant que leur goût vous satisfassent…

  • En échange de quoi ? demanda l’une des deux divinités d’une voix caverneuse, après s’être léchée bruyamment les babines.
  • Que mon enfant dispose d’une chance irréelle, d’une chance que seul un Dieu pourrait ne pas lui envier, que cette chance lui permette de s’élever au firmament des hommes. Si vous lui accordez ce bien, alors tout ce que j’ai évoqué vous appartiendra aussitôt.”

La deuxième divinité partit d’un petit rire d'hyène, puis elle déclara :

“C’est accordé.”

Aussitôt, un éclair lumineux frappa la yourte du cynocéphale, lequel poussa un hurlement déchirant. L’instant d’après, la tribu entière, alarmée par les cris, accourut, mais ne découvrit qu’un corps desséché.

Dans la semaine qui suivit, les membres de la tribu tombèrent comme des mouches, en proie à un mal terrible. Bientôt, du vieux clan ne subsistèrent plus que Témour et sa mère. Les deux se mirent en quête d’un refuge, bravant le gel des steppes, la voracité des prédateurs, et furent accueillis par le chef d’une tribu voisine.

 Tchagataï bouillonnait. Non seulement Témour était une sale race, mais en plus, ses exploits qui avaient tant fait parler de lui, qui l’avaient transformé en légende, en homme que personne ne peut battre, reposaient sur un pacte avec des démons répugnants. Il écrasa son poing sur le mur derrière lui.

 Le ronfleur de la chambre d’à côté poussa un cri de petite fille, avant de retomber dans le sommeil. Tchagataï enfila ses bottes et fila vers l’extérieur. Son pauvre cheval, en plein somme, fut forcé de l’accueillir sur son dos et de filer sur la grande voie.

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