16) Chien et chat

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La grisaille ambiante défilait, par-delà les vitres de la voiture de fonction ; une citadine lambda. Elles aussi, circulaient en civiles. Un sapin racorni se balançait au rétro, ses flocons poussiéreux neigeaient sur le plastique cuit du tableau de bord. L'habitacle exhalait le tabac froid et le carton moisi. Perrine ouvrait la fenêtre et allumait sa cigarette ; Vanessa soupira :

— T'as lâché l'affaire, avec les patchs ? Si j'étais Charlène, ça me ferait chier d'embrasser ta gueule enfumée. Eh puis, la clope, ça jaunit les dents.

— T'as une sacrée éthique de vie, ce matin, Ness ! railla sa supérieure sans détacher les yeux de la route. Tu ne me raconterais pas plutôt ton week-end, hein ?

La Traque se renfonça sur son siège. La ceinture l'étriquait. Tandis qu'un joyeux bouillon animait encore ses entrailles éreintées, ce début de semaine y semait l'amertume.

— Allons ! insista Perrine. D'habitude, tu adores te vanter de tes exploits !

— J'ai mal jugé la fille. Ça n'a rien d'un exploit.

— Et l'autre genre d'exploit ?

D'ordinaire, Vanessa se plaisait à faire l'étalage de ses conquêtes : elle racontait en détails comment elle les avait abordées, quels cordes sensibles elle leur avait décelées, en quel genre de séductrice elle s'était métamorphosée afin de les mener par le bout du nez. Perrine s'inquiétait de ce silence persistant.

— À quel moment, au juste, tu t'es rendue compte que tu t'étais trompée ?

— Je sais plus vraiment...

— Avant ou après avoir couché avec elle ?

— Après, j'imagine.

— C'est quel genre de fille, hein ?

— Tu me demandes si c'est mon genre ? Non.

La tête ailleurs, Vanessa songeait que, décidément, elles avaient trop longtemps vécu pour leur travail. Et leur travail seulement. Elle ne savait même plus quel était « son genre » de fille et, parce qu'elle ne flirtait plus qu'avec des suspectes, elle aurait eu tendance à répondre : « criminelle ». Quant à Perrine, dès que la curiosité la piquait, elle transformait la moindre conversation en un interminable interrogatoire. Vivre avec elle prenait souvent l'allure d'une garde-à-vue perpétuelle.

La répartition des tâches ménagères tombait comme une sentence – travaux d’intérêts généraux. Le salon se convertissait chaque soir en salle d'audience où se tenait le jugement impitoyable du programme télé ; chacune appelait les critiques à la barre, s'emportait : « Objection ! Le Glob 2 est une satyre sociale pro-LGBT sur fond de guerre post-apo ! Ce n'est pas parce qu'il n'a pas trouvé son public que c'est forcément un nanard ! »

Le simple fait d'établir une liste de courses faisait paraître la courgette, les lentilles en boîtes ou les tampons hygiéniques comme les suspects plausibles d'une sordide affaire. Si Vanessa avait abandonné l'idée d'acquérir un aquarium, d'ailleurs, c'était par crainte que Perrine ouvre une enquête pour piscicide chaque fois qu'un occupant serait retrouvé inerte – intoxiqué sans doute par la consommation abusive des excréments de ses semblables.

Aucun bouton n'était à même de mettre en veilleuse l'enquêtrice chevronnée qui l'agitait, de jour comme de nuit. Aussi, Vanessa opta pour le seul fusible qu'elle estimait capable de la décontenancer :

— Dis, Pépée, vous l'avez déjà fait sur la table d'autopsie ?

Le menton de Perrine tomba. Ses mains rebondirent sur le volant et, aussitôt, elle pila, juste à temps pour respecter le feu qui passait au rouge.

— Mais t'es une grande malade ! Ça va pas de me demander des trucs pareils quand je conduis ?

— C'est vrai que ce serait con, de devoir te coller une amende à toi-même... Mais sérieusement, vous l'avez déjà fait ?

— J'ai l'air frigide au point de vouloir qu'on me prenne comme une morte ?

— Au contraire. J'me disais que c'était vraiment le seul intérêt de se taper une légiste. Entre nous, Charlène...

— Écoute, Ness, je sais que tu ne la portes pas dans ton cœur. Mais je vais l'épouser. Alors, si tu pouvais faire un effort, en tant que témoin, et au moins faire semblant de l'apprécier, le temps d'apprendre à la connaître...

— Je sais. Ne t'en fais pas, je vais bien me tenir. Faire semblant, c'est ce que je fais le mieux.

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