Deux extraits

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Deux extraits d’une fiction intitulée « Kirsten du Jutland ». Tu comprendras aussitôt que cette Jeune Danoise et le Jutland lui-même m’aient habité avec la plus intime conviction, que nos deux existences (Elle, Kristen, la mienne, Jacques) aient connu un instant de fusion tels que les connaissent les amants réels. Parfois les amants de papier en surpassent-ils l’évidence. Donc le premier extrait :

« Mais plutôt que de m’engager plus avant dans mon récit et afin de ne nullement laisser le Lecteur, la Lectrice dans une cruelle indétermination, je me dois d’être plus précis et contraint de tracer quelques traits vite esquissés de ma biographie. Je m’appelle Jacques Angelgan. Je viens d’avoir 48 ans. Je suis journaliste pour le compte de « Méridien », une revue essentiellement consacrée au tourisme et à la nature. Je vis à Paris, Quai aux fleurs. Je suis indépendant et sentimentalement libre. J’aime la littérature, la poésie et pratique la photographie, presqu’exclusivement en noir et blanc. Volontiers méditatif, il m’arrive de passer de longues heures sur quelque rivage sauvage en bord de mer et de suivre des yeux le mouvement incessant des vagues, le trajet libre des oiseaux, le voyage illisible d’un nuage, de deviner, dans le vent, une odeur venue d’ailleurs qui me sert parfois à écrire un poème. Voici, en quelques lignes, dressé le cadre simple de mon existence. »

Figure du journaliste-écrivain, lequel conjoint, en une seule et même personne, deux modes d’être, sans doute complémentaires, mais qui différent en essence. Le journaliste d’abord, l’idée de voyage et d’aventure, celle du geste quotidien de l’écriture sur le mode informatif que véhicule toute forme de journalisme, la temporalité mise en œuvre, si tu veux. Ensuite l’écrivain et l’idée plus ample, plus éthérée de celui qui brode ses fictions dans le cadre plus abstrait de l’intemporel. Bien sûr, tu auras deviné mon inclination en direction de l’écrivain, cette figure mythique qui permet bien des fantaisies de l’imaginaire. L’extrait qui vient ici te mettra en mesure de percevoir combien le Narrateur paraît totalement impliqué dans l’événement qui aurait pu assembler, en un unique destin, un amour de rencontre en la personne de Kirsten, un amour seulement recherché par Jacques pour sa valeur littéraire, autrement dit un amour impossible parce que touché de la grâce d’un absolu.

Tu auras compris l’exceptionnelle richesse, pour moi, de ce thème orphique qui met en présence, sur fond d’éternelle angoisse métaphysique, un Ecrivain en quête d’un amour qui, toujours lui échappe, de la même manière qu’un mot se rebelle et se refuse à vous, qu’une phrase sombre avant même de connaître sa fin, qu’un texte brille au plus loin dans une nappe d’inconsistante brume. Comme si ce réel de l’écriture reculait à mesure que les mots se posent sur la page, manière d’Eurydice d’encre sur fond d’Enfer, songe qui ne vous destine que son image superficielle et chaque nouvelle phrase renouvelle ce deuil, cette perte. Tout mot écrit est déjà perdu, recouvert par une forêt d’autres mots. Tout est toujours à recommencer qu’autorise l’espoir d’une surprise, d’un étonnement. Ce que je te dis là, sois assurée que tout artiste l’a vécu au plus profond de sa chair, que chaque œuvre porte l’empreinte de cette douleur invisible et d’autant plus présente.

Second extrait :

« Paris - Quai aux Fleurs - Maintenant, installé dans la plus sûre des lucidités, je revois cette séquence avec Kirsten. Je revois nos mains qui se frôlent, moi lui offrant du feu, elle le recevant dans la conque de ses doigts. Je revois cette lueur bleue inquiète au fond de ses yeux, ce léger vacillement de l’âme, ce trouble de l’esprit qui appelle et ne reçoit nulle réponse. Je revois mon propre émoi comme un mirage se reflétant dans le miroir de sa peau. L’un et l’autre, nous sommes au bord de l’abîme et le savons depuis le plus sûr degré de notre intuition. Nous voulons et ne voulons pas, d’un même mouvement, nous ouvrir au risque de l’amour, il y a trop de choses à gagner, trop de choses à perdre. Nous sommes deux vols hauturiers en perdition d’eux-mêmes. Nous sommes dans l’ici tangible, l’infiniment réel et dans l’ailleurs aux impalpables desseins. Nous sommes en nous, nous sommes en l’autre, nous sommes en partage et n’en pouvons supporter l’épreuve. Tout aurait pu basculer, des meurtrières s’ouvrir au gré desquelles nous serions sortis de nous, aurions rencontré l’unique voie en laquelle cheminer jusqu’au bout de soi, au bout de l’autre. Aimer est un péril bien plus grand que ne pas aimer. Il oblige. Il fixe ses règles. Il aliène en quelque sorte et c’est la liberté qui se sent menacée et c’est le soi en son intime qui est bouleversé jusqu’en son tréfonds le plus essentiel. »

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