1)
— Ah al'ekht*? Ruhi lhih, la lhih*.
Et, le plus sérieusement du monde, comme si ce n'était pas là quelque chose de complètement absurde, le professeur Mr. Sahnoun, chargé de cours de statistiques (module le plus ennuyeux qui soit), demande à une fille de changer de place, et pour cause ? Elle était assise à côté d'un garçon, et ça, c'est inadmissible voyons, ils risquent de forniquer en plein amphi, bien sûr ! Je roule des yeux tandis qu'il continue d'expliquer qu'en cas d'inégalités d'amplitude, il faut avant tout corriger l'effectif avant d'entamer le calcul du mode. Je note cette petite remarque comme la bonne étudiante que je suis sur un coin de mon cahier, mais je sais qu'en fond de moi, il en faut beaucoup plus pour réussir mon semestre. Je lâche rien. Mais pour l'instant, j'ai besoin d'une petite pause.
Sans m'occuper du regard réprobateur de la fille à côté de moi, je pose ma tête sur le bois lisse de l'amphi N et ferme les yeux avec délectation comme on s'abandonne à une chute irréversible. De toute façon, avec le gars dégagandé devant moi et ses épaules larges, Sahnoun ne risque pas de remarquer mon petit somme. Je divague d'abord, enivrée par le brouhaha des conversations, les voix ricochant dans mon esprit entre arabe brute et français kabylisé. Ils posent des questions avec une énergie peu commune, s'interrogent sur des cas spécifiques de calculs que Sahnoun, fainéant et peu disposé à répondre, esquivent sous prétexte de les voir une fois en TD. Je pense : les profs de TD sont nuls, et je ne suis pas la seule à y songer.
Une douleur fulgurante dans ma nuque. Je dois avoir mal posé ma tête. Une luxation, certainement. J'ai froid alors que nous sommes au mois d'octobre. Le temps est encore chaud et plaisant. La fille à côté de moi me secoue l'épaule violemment. " Réveille-toi, tu es blessée." Blessée ? Que raconte-elle encore ? J'ai les yeux lourds et ensommeillés, je dois avoir dormi une demi-heure seulement. Les bras endoloris, la nuque encore plus, je relève la tête avec une peine considérable, et fais face à la fille qui, alors, a le visage horriblement effrayé.
— Tu es blessée, me répète-t-elle, et ses yeux terrifiés, les pupilles dilatées à l'extrême, dérivent à ma gauche, se posent sur ma nuque.
Perplexe et encore étourdie par ce sommeil écourté, je porte ma main à ma nuque et balaie nonchalamment ma peau que je trouve alors poisseuse. Violemment, je l'arrache. Du sang, rouge vermeil sur mes doigts. Je suis blessée. Et pas qu'un peu vu la quantité de sang. Qu'est-ce qui s'est passée, bon sang ?
— Ya zzeh* ! T'as un trou dans la nuque, ya tefla* ! hurle un garçon derrière moi, horrifié par une vision que je n'arrive pas à voir.
Pas mal de têtes se tournent vers nous, des chuchotements fusent de toute part alors qu'on darde sur mon cou des regards écarquillés de peur et d'incrédulité. Étant assise à la cinquième rangée, Sahnoun ne s'est pas encore rendu compte qu'un quart de ses étudiants se sont déconcentrés de son cours.
— Tu dois aller à l'infirmerie.
— Comment ça se peut ?
— C'est quoi ce trou ?
Déconcertée, effrayée, je porte ma main une seconde fois à ma nuque malgré les protestations des autres étudiants. Déglutissant de dégoût, mon doigt glisse sur la peau dégoulinante de sang, je réprime un haut-le-cœur, quand tout un coup, une dépression. Mon doigt rencontre un trou d'environ deux centimètres de diamètre, d'où sort un flux de sang.
" Qu'est-ce qui se passe ici ?", j'entends le prof dire, puis ses pieds raclent les petites marches de l'allée entre les deux principales rangées de chaises.
Sans prévenir, je sens mon corps fléchir, je tourne de l'oeil et la dernière chose que je sens c'est comme un tourbillon froid qui s'infiltre à travers ce trou dans ma nuque, puis la même voix, que j'entends ; fantomatique, glaciale, quelque chose qui veut ressembler à une voix d'humain mais qui ne l'est pas. C'est de là que ça sort, et c'est de là que ça entre.
Je me réveille en sursaut, à la fois surprise que ça soit en fin de compte qu'un simple rêve, certes réaliste, et rassurée de n'être pas réllement blessée. La fille à côté de moi, qui n'est aucunement celle présente dans mon rêve, me jette un regard, l'air de dire : tu t'attendais à quoi en dormant dans un amphi ? Je crois bien qu'elle est dans mon groupe de TD. Je ne suis plus certaine. L'amphi se remplit de bruit. La voix de Sahnoun qui nous dit à la semaine prochaine se noie dans les conversations. Je range mes affaires, tremblante, faisant presque tomber tous mes stylos parterre.
— Tu vas bien ? T'es toute pâle ? me demande un gars aux cheveux blonds un peu longs et aux yeux globuleux.
Je hoche la tête. Je vais bien. C'est juste un rêve après tout. Juste un rêve, certes qui a encore inclu la voix bizarre, néanmoins ce n'est que l'effet de la fatigue certainement et un peu de stress normal à tout cycle préparatoire. Le garçon me remet mes stylos avec un bonbon au chocolat.
— Mon père est chocolatier, il vient de lancer sa boutique. Donc… C'est à la fois un geste de générosité et une publicité pour lui !
Je regarde le petit enrobé au chocolat.
— Merci. Si tu veux d'ailleurs, il y'aura bientôt des stands pour vente de produits à but caritatif.
Je prends mon cartable, lui souris et rejoins rapidement la porte. En temps normal, j'aurai fait sa connaissance, papoté un peu car il a l'air d'être drôle et plein de vie, ce que j'adore chez les gens. Mais aujourd'hui, ce lundi matin, je ne me sens pas bien, surtout après ce rêve. Dehors, il fait beau. Il fait sain. Le département de prépa est plein à craquer. Il y a certainement un affichage quelconque relatif aux deuxièmes années et le fameux concours. Alias la bête noire de polytech' après Mohamed Oudjaout.
*Ah ma soeur, vas vers là, non là.
* Juron en arabe Derja.
* La fille.
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