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Ma soeur rit, repue de bonheur et dévoile ses dents de devant qui s'emboîtent légèrement comme celles de ma mère. Mais ce détail le connait-elle ? Je ne me rappelle même plus la dernière fois qu'elle est venue nous rendre visite à Bouira. Étourdie par des souvenirs si loin qui ressurgissent sans crier gare dans ma mémoire, je feins de chanter avec eux les interminables joyeux anniversaires, lasse déjà de cette petite fête, lasse de mon état d'âme d'aujourd'hui. Elle souffle les bougies, fais un voeu dont je n'ai la moindre idée car ça fait longtemps que nous nous n'échangions plus nos petites envies ni nos péchés mignons.

Mon père, sacré décorateur avec des goûts vieillots et historiques, avait fait de sa maison un semblant de château, avec des embrasures de portes en forme d'arc, de grands lustres avec des bougies en électricité ( dieu soit loué d'ailleurs), des bibelots en bois représentant des armes de l'ancien temps et même à côté de l'escalier en colimaçon une statue de lui en smoking. L'abandance de l'argent fait faire aux gens des choses stupéfiantes et futiles. Je reste un peu à l'écart, enchaînant les petits gâteaux sous l'oeil scandalisé de la femme de mon père qui circule parmi ses invités, ravitaillant la table de mets et de boissons. Houria, se prénomme-t-elle, soit-disant sirène en arabe, mais elle est loin de ressembler aux sirènes des comptes de fées, peut-être davantage à celles représentées dans les films d'Harry Potter.

Avec son cardigan bleu nuit, sa chemise blanche, sa jupe noire et ses escarpins, elle donne l'air d'une femme accomplie, à qui tout réussit sauf le mariage. Mon père l'a épousée rien que pour son argent. Du moins c'est la version de ma mère. Ma soeur, Laila, est entourée de ses amis, ils rient en dégustant des amuse-bouches. Je reste en retrait. Ils ont tous environ vingt-deux ans. Ce n'est pas ordinairement quelque chose qui m'aurait freinée de s'immiscer dans la conversation, mais c'est ma soeur dont il s'agit. Je ne sais plus où nous y sommes, elle et moi. Attrapant mon sac-à-dos, je m'approche de la pile de cadeaux qui lui sont dédiés et que Houria a disposés dans un petit coin et rajoute mon présent, impeccablement enroulé dans un papier cadeau.

Je ne sais plus ce qui pourrait lui faire plaisir. Ça fait un bout de temps que nous n'avons plus eu des discussions profondes ni n'avons passé du bon temps ensemble comme les deux soeurs de sang que nous sommes. Mes parents se sont séparés, et malgré cela, nous avons gardé contact pendant plusieurs années. Puis quelque chose s'est subitement cassé entre nous, un vide a commencé à se creuser subrepticement entre nous, engloutissant les non-dits, les sentiments refoulés, les douleurs oubliées. Si bien que tout à coup, elle est devenue étrangère à moi.

— Yasmine ? Tu pourrais, s'il-te-plait, apporter les cadeaux de ta soeur dans sa chambre ?

J'accepte. Houria me fait un semblant de sourire. La chambre de ma soeur est très personnelle, mais la moitié des affiches qu'elle a collées au mur correspondent à une fille nouvelle que je ne crois pas connaître. Elle peint, à présent. Tout un mur est tapissé de tableaux. Je reconnais quelques paysages de Bouira, chez maman. Je parcours du regard des chefs-d'oeuvres, souris quand je remarque que pas mal de peintures sont reliées à des endroits où nous avions été, moi et elle. Des peintures joyeuses, peints essentiellement de couleurs criardes et chaudes. On a ce point en commun, être naturellement joviales. Sauf peut-être une. Je m'approche du tableau, je sursaute. Comment ça se fait… ?

Avec que du noir et du bleu nuit, elle a exactement retracé une cabine de douche, si semblable à celle de ma résidence universitaire. Je m'approche davantage, et je remarque sur le sol une silhouette nue. Je n'ai pas le temps d'être ébranlée que Laila ouvre la porte.

— Ah ! fit-elle, surprise.

Elle n'a pas mes yeux ni ma bouche. On ne se ressemble pas vraiment.

— Tes amis sont partis ?

J'essaie d'adopter une voix neutre, ne surtout pas montrer à quel point ça m'avait affectée qu'elle ait passé la fête de son anniversaire uniquement avec ses amis de la fac, ne cherchant ni mon attention ni ma compagnie.

Elle fait signe vers la grande fenêtre ouverte sur un ciel bleu qui s'en va en s'assombrissant.

— Tu passes la nuit ici ?

— Oui.

Elle hoche la tête. Ses cheveux sont d'un orange éclatant, presque aveuglant. Ma grand-mère maternelle qui, de sa vie, n'a jamais vu une telle couleur, ne cessait de dire que c'était un mauvais présage, ces cheveux d'enfer. Ne trouvant rien à dire, un tantinet déçue qu'elle ne me pose pas des questions sur mon nouveau quotidien de récente étudiante ni ne cherche à savoir comment je me débrouille avec ma copine de chambre et la misérable vie à la cité universitaire, je tente un compliment sur ses peintures. Auquel elle répond pas un simple merci, presque timide ou peut-être indifférent. Comment on est arrivées à ce degré ? Est-ce irréversible ou y'a-t-il moyen de faire marche arrière dans les relations humaines ?

— Je sais pas qu'est-ce qui m'a pris pour peindre une telle horreur, avoue-t-elle à brûle-pourpoint en arrachant la peinture de la cabine de douche qui, je le sens, ressemble étrangement à ce que j'ai vécu une semaine auparavant, un malaise, un évanouissement.

Elle s'avance comme pour me prendre dans ses bras puis laisse tomber. Elle m'annonce alors ses desseins de partir en visa d'études l'année prochaine. Elle lâche cela comme une bombe. Je ne trouve rien à dire. Je voudrais étrangement pleurer. Alors il n'y aura plus aucune raison pour que je vienne ici.

— Excuse-moi, Lail'.

Et je sors en trombe de sa chambre. Non seulement elle va partir et me laisser, mais cela prouve encore à quel point mon père ne tient absolument pas à moi. Prêt à payer une fortune pour lui permettre d'étudier à l'étranger, néanmoins récalcitrant à m'inviter habiter chez lui, maintenant que je suis étudiante à Alger. Prêt à dépenser je ne sais combien pour l'envoyer en France alors qu'il n'a jamais, jamais, tenté quoique ce soit pour adoucir ma vie d'étudiante en me louant ne serait-ce qu'un studio dans cet Alger si grand que ses poches plein au as peuvent conquérir en un claquement de doigts, ou plutôt en un virement d'argent.

J'ai l'impression qu'il m'a abandonnée le jour où le juge a décrété que je suis trop jeune pour être séparée de ma mère. Peut-être avait-il pris ce verdict à la lettre.

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