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J'ai une théorie sur les humeurs : les humeurs des humains changent parce qu'il doit y avoir dans l'air quelque chose qui les altère. C'est hautement fantaisiste, dénué de sens, digne d'un best-seller de science-fiction ; mais ça reste une explication à mon humeur hasardeuse d'aujourd'hui, ce lundi affreux. Il doit y avoir une vague de tristesse, de désarroi qui ont assujetti l'air d'Alger aujourd'hui. Je souris à moi-même, un sourire triste alors que mes pieds nus, blancs comme le linge, nagent paresseusement dans la piscine bleuâtre de mon père. Je croque dans mon sandwich, quelque chose que je me suis préparée à la va-vite pour casser la croûte et surtout pour fuir le dîner avec mon père, sa femme la sirène et Layla. Il fait nuit, désormais, la lune, haut dans le ciel nocturne où ne brille la moindre étoile, se reflète sur l'eau, pâle, grise, ne ressemblant aucunement à celle de mon chez-moi à Bouira. J'ai un peu le mal de la ville, moi habituée à l'air frais, aux pâturages verts qui s'étendent à l'infini et à l'eau juteuse. Campagnarde jusqu'à la moelle.
Dans la discussion messenger de mon groupe de TD, ils parlent d'une probable vague d'interros pour la semaine prochaine. Ils citent algèbre, statistiques et informatique. Trois modules que je ne suis pas prête de maîtriser en un seul week-end. Je soupire de lassitude. Avant, au lycée, j'étais une étudiante très organisée. Jamais je ne laissais les cours s'accumuler les uns derrière les autres. Et à présent… Ma vie d'étudiante échappe à tout contrôle. Suis-je à la bonne place ? On dit souvent que la transition entre lycée et fac est dure à gérer, que les études se font plus difficiles, les notions de durcissent, surtout dans la branche scientifique. Mais a-t-on cité la probabilité de n'être juste pas faite pour ça ? J'ai une peur atroce d'échouer.
Je plonge une main dans l'eau. Elle est tiède comme l'air nocturne d'octobre. Pourtant, j'ai la désagréable sensation que mes pieds sont glacés. Je n'arrive que très difficilement à les bouger comme si j'avais une crampe à la cheville à cause du froid. Je me tortille sur la dalle de sol, essayant vainement de libérer mes pieds pour gagner l'intérieur de la maison, sauf que je ne peux pas les sortir de l'eau. Mon coeur s'emballe d'un coup. Suis-je devenue paralysée ? Un rire nerveux m'échappe suite à ma pensée stupide. Si c'était le cas je ne les sentirais pas. Sauf que je les sens tout comme j'épreuve cette sensation de blocage comme si des mains invisibles, fortes comme le roc, me retenaient par les chevilles.
Le murmure des conversations attire mon attention. Je tourne la tête, et à travers l'embrasure de la porte-fenêtre, je vois mon père s'installer dans son living-room, un bras nonchalant autour de l'épaule de sa femme. Layla est introuvable. J'essaie de faire le vide quand soudain une force invisible me bascule dans la piscine. Mes jambes sont retenues par je ne sais quel poid qui m'attire en plein dans l'eau. Je me débats vivement, bats des mains pour remonter à la surface avec les dernières énergies que mon peu d'oxygène me permette encore de mettre en oeuvre. Mais, inexorablement, je suis attirée vers le bas, comme par un tourbillon inexistant, des mains invisibles, une créature transparente.
Le besoin de respirer devient violent, instinctif, échappe à ma dernière volonté de survivre à une noyade ; j'ouvre la bouche et l'eau tueuse s'engouffre dans mes poumons. La douleur irradie mes nerfs. Je me sens partir. Et dans mes derniers moments de vie, alors que l'eau tangue bizarrement autour de moi, j'entends de la musique, un chant arabe, une voix grave qui chante, avec des paroles sur les étoiles et la destinée. Tu n'es pas Shéhérazade, n'est-ce-pas, mais tu lui ressembles tellement ?
La pression sur mes pieds disparaît. Et moi probablement avec.
— Yasmine ? Je t'en prie, réveille-toi. Yasmine !
Je rends l'eau que j'ai ingurgitée une éternité avant, et ouvre les yeux. Le visage de Layla, rouge vif, déformé par la peur, est au-dessus du mien. Quand elle me voit reprendre doucement conscience, ses traits de détendent à vue d'oeil. Une telle démonstration de son amour me réchauffe instantanément. Mon père est derrière elle, il récupère un plaid que sa femme avait entre les mains et m'enveloppe dans. Puis, avec sa brusquerie habituelle, me fait relever pour me faire rentrer à la maison. Que s'était-il passé ?
— Tu aurais dû t'abstenir de nager si tu t'y connaissais pas ! tonne-t-il, désemparé, ébranlé par l'accident alors que, les jambes flageollantes, je me suis laissée tomber sur le canapé chic de Houria, avec mes habits mouillés.
— Papa, arrête.
Ma soeur s'approche de moi et me relève.
— Elle doit se changer sinon elle va attraper un rhum.
Je me laisse conduire vers la porte, docilement. Mon père, enragé, revient à la charge.
— C'est ta façon d'attirer l'attention, hein ? Tu n'est plus une ado, Yasmine, t'as été assez gâtée comme ça !
Moi, gâtée ? Peut-être avec les sous inexistants de ma pauvre maman, ou bien la maigre retraite de grand-père ? Malgré l'étreinte qui s'est fait insistante de ma soeur, je me détache violemment et me retourne. Les mots sortent. Je ne mache rien. Autant exorciser mes émotions.
— Ah oui gâtée ? Je dois certainement l'être avec toutes les belles choses que tu m'achetais. Ah— je feins d'être surprise— je me rappelle, je recevais rien de toi, même pas une minable serviette hygiénique !
Et sans attendre Layla, je monte à l'étage, enragée et tremblante de peur.
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