Chapitre 22 : Le père contre le fils

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Piotyr

Qu’importent les batailles, nous gagnons la guerre ! Néanmoins la quasi-destruction de nos armées a été un coup dur. Alors que nous comptions avoir une force comparable à celle de nos ennemis pour l’année prochaine nous allons finalement tout juste pouvoir reformer celle qui a été détruite. Javor nous a tout de même envoyé six-mille hommes et deux-cents de ses chevaliers afin de nous soutenir. Il faut dire qu’il n’est pas l’allié le plus efficace : il ne prend aucun risque, assiège méticuleusement chaque place qu’il rencontre et, de ce fait, met relativement peu de pression sur Orania… Du moins pour l’instant. Dans ses derniers messages il m’assure qu’il aura bientôt fini de percer le réseau de forteresses ennemi et débouchera en terrain vague sur lequel la faible armée qui lui fait face ne pourra que reculer. Puisse-t-il avoir raison. En fait qu’importe !

Si nous avons essuyé un important revers militaire, le soulèvement d’Ortov est une victoire sans commune mesure avec notre défaite. Le prince Alexeï m’assure disposer de quinze mille hommes et d’un millier de vampires… Il doit y avoir là quelque vantardise car mes espions ne parlent que de neuf mille fantassins et six cents cavaliers. Enfin, il est de bon ton de surestimer ses forces lorsque l’on parle à ses alliés, je ne lui en tiendrai pas rigueur, nous faisons de même avec Aartov. L’essentiel est que ce nouveau royaume ampute tant le territoire que les forces d’Orania.

De plus la résurrection d’une des plus anciennes lignées royales de ce monde ne pourra que ravir tant Valass que Valentyn ! Ce dernier est d’ailleurs rentré à Sussmar pour passer l’hiver et a procédé à quelques remaniements. Après avoir prié sans cesse onze jours durant il changea de général en chef :

« Messire comte d’Or, sachez que je ne requiers plus vos services en tant que commandant de mes armées. Il me semble, et je fus bien placé pour le voir, que votre réputation est en grande partie exagérée. Si l’on regarde votre palmarès vous avez perdu bien des batailles lors de la dernière guerre et n’avait dû votre succès final qu’aux victoires des hommes. En plus d’avoir été défait à de nombreuses reprises vous n’apprenez pas et vous vous êtes fait avoir de la même façon que jadis, sous les murs de la même forteresse qui plus est. Je ne peux pas me permettre de laisser la direction de mes forces à un seigneur, certes bien né, mais dont la mauvaise maîtrise de l’art de la guerre a causé la mort de tant de preux. Après avoir murement réfléchi je vais confier votre poste au marquis de l’est, Serguei ! Il est d’une famille à peine plus modeste que la vôtre mais son énergie compense amplement ce défaut. Il fut le seul durant l’attaque de Stanislas à organiser quelques peu ses hommes et à tenter quelques contre-attaques. Il a de plus l’expérience de la guerre et fut le seul à maintenir ses troupes et forteresses en état sous le règne précédent. Vous ne commanderez plus que vos propres forces sur le terrain et obéirez désormais au marquis ! »

Ses paroles, bien que sévères, étaient considérées comme justes par l’assemblée présente et si les mots employés étaient durs, le roi n’humilia pas pour autant celui qui fut pourtant la cause principale du désastre de Rutor. En revanche la nomination de ce marquis, Oranien il y a moins de deux siècles, pour reprendre le poste vacant ne manqua pas de provoquer quelques contestations. Valentyn y répondit ainsi :

« Mes seigneurs, si vous escomptez accéder aux plus hautes fonctions, illustrez-vous dans celles que vous occupez déjà. Le marquis de l’est n’a pas fléchi devant l’ennemi tandis que vous vous contentiez de lui tourner le dos. Qui risque sa vie mérite les honneurs. Ne tient qu’à vous de faire preuve de bravoure ! Illustrez-vous par votre efficacité dans les missions que vous donnera Serguei, soyez fidèles et ardents et vous verrez que je sais récompenser les chevaliers lorsqu’ils se comportent comme tels ! »

Ce discours, prononcé avec calme et conviction, suffit à imposer la décision malgré l’évidente frustration du comte. D’autant plus que le marquis était reconnu pour ses qualités de meneur et de guerrier. Ces dernières étaient d’autant plus singulières que la valeur militaire n’avait pas été très encouragée durant le règne précédent. L’oisiveté, le luxe et les plaisirs avaient pris le pas sur la foi, l’endurcissement et l’esprit chevaleresque. Comme le dit le roi : « Plonger la noblesse dans le feu de la guerre et la forger dans le fracas des batailles me paraît nécessaire pour redonner à l’épée d’Isgar son lustre d’antan ! ». C’est ainsi que le marquis reçu le bâton d’Astan, symbole du commandement de l’armée, au détriment du comte.

Ce ne fut pas le seul remplacement puisqu’à l’issue de sa retraite religieuse Valentyn conclut aussi que sa défaite était due au maintien du duc de Kulmar malgré ses inqualifiables crimes. Les preuves de sa trahison du passé furent donc révélées et il fut prestement ébouillanté pour crime de lèse-majesté. Le procès fit grand bruit mais les preuves étaient tellement indiscutables que nul n’y trouva rien à redire. Ainsi périt celui que la cour nomma rapidement « le faiseur de rois ». Son fils le remplaça alors au poste de ministre de la guerre. La fidélité de ce dernier était questionnable après le sort enduré par son père néanmoins la formation qu’il avait reçu de ce dernier faisait de lui un vampire assurément compétent. Tâche me fut donnée de m’assurer qu’il demeurerait fidèle et de m’en occuper dans le cas contraire. Voilà l’armée dans de nouvelles mains et notre royaume au moins en partie réconcilié avec le Dieu vampire.

La force brute n’est néanmoins pas le seul outil, ni même le principal, dont nous disposons dans ce conflit. Notre diplomatie s’active et la reconnaissance d’Ortov fut actée par le verbe mais aussi et surtout par le sang ! En effet Ina, la princesse de ce royaume ressuscité, se maria avec Valentyn la veille de son départ pour la campagne de cette année. La cérémonie était grandiose et la basilique de Sussmar, rénovée sur ordre du roi, était plus blanche et resplendissante que jamais.

Etrange royaume néanmoins que celui d’Ortov. Le roi Gueorgui, supposément souverain du pays, a en effet affirmé publiquement que :

« Bien triste est le père devant ainsi lutter contre son fils et sa fille. Néanmoins ma fidélité va d’abord et avant tout au roi d’Orania ! Il n’y a qu’un seul royaume en ces terres et donc qu’un seul souverain ! Si mes enfants se révoltent je ne puis m’en prendre qu’à moi. Il eut été de mon devoir de leur enseigner que le véritable honneur se trouve dans la fidélité et non dans l’ambition. C’est donc le cœur serré, la larme à l’œil et plein d’amertume que je me dois de tourner mon épée contre mon propre sang. »

Je suis incapable de dire s’il s’agit de la forme la plus extrême de couardise ou de courage de prendre pareille décision… Comment miser quoi que ce soit sur un royaume opposé à son propre roi ? Je crains que Natacha n’ait à effectuer une autre mission pour y remédier… Et ce d’autant plus vite que notre ennemi apprend.

Il a lui aussi bougé durant cet hiver. Anastasia a remplacé l’archiprêtre Aleksy à Valassmar pour exercer la régence. Et elle semble bien plus efficace que son prédécesseur à ce poste. Ce dernier se contentait de purger son propre culte à coup de corruption et d’exécutions, tournant beaucoup de religieux vers notre cause et garnissant d’autant mon réseau d’espions. La sœur de Stanislas semble avoir une vision plus large. Elle s’est rapidement assurée de la neutralité du royaume d’Ishka en insistant sur les liens du sang unissant les deux familles royales. Elle a ensuite envoyé nombre de missives aux seigneurs d’Isgar ravivant l’attachement de certain envers leur ancienne souveraine et faisant ainsi ressurgir un parti pro Yegor que je pensais avoir éradiqué. Le plus inquiétant fut sa réaction lors de la proclamation du royaume d’Ortov. Soulignant le fait que le grand-duc refuse la couronne elle a habilement joué la carte de la félonie arguant qu’Isgar, loin de servir Valass comme prétendu, montait les pères contre les fils et attisaient la rebellions partout où cela servait leur cause et ce en dépit de la reconnaissance la plus élémentaire entre nations. Elle a ensuite promis le partage des titres des grands seigneurs rebelles à quiconque se rejoindrait sa cause pour lever une nouvelle armée et éradiquer ces traîtres. Ainsi, dès sa création, le royaume d’Ortov se retrouve en guerre civile, les vassaux luttant contre leur suzerain pour prendre leur place.

Bien basses méthodes que voilà et je reconnais bien là la fille du parjure et la sœur du traître à sa race. Cependant, si par ses manœuvres elle tourne les petits seigneurs contre les grands, elle offense sans nul doute Valass par la même occasion et nous attire de ce fait davantage ses faveurs. Enfin, lorsque Guoergui ne sera plus de ce monde Alexeï deviendra roi, sa légitimité en sera renforcée. Cela devrait quelque peu réveiller l’honneur de cette basse noblesse toujours attachée à ses souverains tant que ces derniers leur promettent terres et titres.

Lev

Le départ d’Anastasia pour la capitale fut une véritable surprise. Laisser le royaume entre les mains d’une femme en l’absence du roi était chose rare. Néanmoins je suis persuadé qu’elle fera preuve de compétence. Stanislas en aura besoin avec la sécession d’Ortov. Pourtant la situation est moins critique qu’on aurait pu le croire. La sœur du roi a réussi à rétablir nos lignes de communications malgré la perte d’Arnov. A défaut de passer par cette ville, notre ravitaillement transitera désormais par Vanov. Hélas nous n’avons pas pu évacuer tous les vivres avant leur rébellion et notre armée se voit paralysée pour un certain temps. Les hommes sont réduits à la disette et la situation ne sera pas complétement rétablie avant deux mois.

Deux mois de pleine initiative laissés à l’ennemis… Ce n’est pas un maigre handicap, d’autant plus que les troupes de Javor menacent à tout moment de percer notre réseau de forteresses au sud.

Heureusement que la régente semble affirmer son autorité à la capitale. Elle occupe les appartements royaux avec la bénédiction de son frère, chose que même Aleksy n’avait pas été autorisé à faire, ce qui raffermit son pouvoir. Elle a recréé un conseil constitué de petits nobles fidèles et efficaces ainsi que du duc de Jourkalk qui fut maintenu à l’économie afin de conserver sa neutralité chancelante. D’un côté il ne peut s’empêcher de ressentir un élan de sympathie par tous ces grands nobles lésés, de l’autre Anastasia fait tout ce qu’elle peut pour le couvrir d’honneurs. En dehors de lui et du grand-duc d’Ortov désormais sans fief, le dernier grand seigneur à lutter avec nous est le duc de Sartov qui résiste à grand peine à l’avancée des forces d’Aartov.

La seule critique que Stanislas se permet d’exprimer à l’égard de la régente est son manque de fermeté. Malgré la découverte d’espions et de nobles pensant à la révolte au sein même de Valassmar, aucune tête n’est encore tombée. Cela ne serait point le fruit d’un savant calcul mais les symptômes d’un cœur trop tendre. Enfin, malgré cela, elle aurait réussi à juguler le vent de la révolte, même s’il semble évident qu’elle manie plus aisément la carotte que le bâton.

Je n’ai accès qu’à bien peu d’autres informations et cette ignorance concernant l’état précis des autres fronts m’attriste au plus haut point. Cependant, bien que nous ne puissions pas nous mouvoir, dire qu’il ne se passe rien ici serait faux. Le roi prépare son offensive mais surtout il redoute que ne soit assassiné Gueorgui. Les menaces de Valentyn à son égard et le précédent concernant le comte de Gamar lui font craindre qu’il ne passe de vie à trépas sous peu. Jamais cette précédente affaire n’avait été résolue et les circonstances exactes de la mort de l’ancien général en chef demeurent un mystère de telle sorte qu’on craint que pareil drame ne se reproduise.

La perte du grand-duc serait un coup terrible car nombre de petits seigneurs luttant contre Alexeï le font au nom de son père. Qu’il meure et le royaume d’Ortov pourrait retrouver son unité et une partie de sa puissance d’antan. Pour l’instant il ne s’agit que d’une région hors de contrôle tant pour nous que pour le fils rebelle ce qui n’est pas trop gênant. Toutefois que cette situation évolue à notre désavantage et Orania pourrait s’effondrer.

J’ai donc mené ma petite enquête en faisant ce que nul vampire n’aurait songé à faire : interroger les hommes. Sans même le savoir, à force de déambuler dans le camp, ils sont meilleures sentinelles que tous ces nobliaux en armure facilement repérables et donc évitables.

J’appris rapidement qu’une étrange jeune femme avait été aperçue durant les jours précédant l’assassinat puis s’était envolée. Les descriptions ne concordaient pas toutes mais cela était sans doute dû aux affres du temps sur la mémoire. Néanmoins le déroulé des évènements semblait limpide : Une belle vampire s’était introduite dans le camp, avait séduit le comte puis l’avait empoisonné. Elle s’était sans doute méfiée davantage de ses congénères que des hommes et à raison… Jusqu’à ce que j’arrive. Elle semblait pourtant redoutablement efficace. Qu’une femme passe inaperçue, même aux seuls vampires, dans un camp militaire n’était pas chose aisée. Qu’elle parvienne en plus à séduire le comte, à l’empoisonner puis à s’enfuir était encore une preuve de son talent. Pourtant ce n’était pas cela le plus inquiétant.

Le plus effrayant était la semaine qu’elle passa avant d’agir. Elle déambulait invisible au milieu d’ennemis afin de préparer au mieux son larcin. Elle n’avait pas fondu sur sa victime en cherchant à la séduire dès le départ. Ce n’était là que le fruit d’un long processus d’observation et de réflexion. D’après les témoignages que je recevais il était clair qu’elle avait longuement étudié tant sa cible que les habitudes de notre armée. Tant et si bien que sur la fin de sa mission même les humains ne la remarquaient presque plus, preuve que sa capacité à évoluer en toute discrétion s’était renforcée au fur et à mesure.

Un assassin avec une telle capacité d’apprentissage et ayant déjà frappé ne serait pas évident à contrer. Je fis néanmoins mon rapport au roi qui l’écouta avec attention. Je ne sais quelles dispositions il prit mais il échangea de nombreuses lettres avec sa sœur sur ce sujet les jours suivant.

En ce qui me concerne ces allers et venues ne furent pas qu’instructifs, ils furent également forts plaisants. La compagnie des hommes autour du feu, l’écoute de leurs histoires, de leurs bonheurs et de leurs malheurs remplissaient mon cœur de joie. A chacun de leurs mots je sentais Valass et Himka se retrouver en mon âme. A chacune de leur plaisanterie les deux Dieux riaient aux éclats et, lorsque nous devions nous séparer, la part de Valass qui était en moi hurlait de désespoir tout en se languissant du lendemain comme un jeune jouvenceau.

Je pris également le temps de continuer à parcourir les parchemins d’Anatoli. Après le grand schisme et la défaite de son camp il erra des décennies sans but si ce n’est celui de trouver l’origine de son épée. Il ne comprenait pas comment lui, l’élu à qui Valass avait donné pareille relique, n’avait pu inverser le cours de la guerre.

Après des siècles il ne trouva qu’un seul indice : tandis qu’il errait en exil en Isgar il tomba sur des ruines datant d’une époque inconnue, cachées au milieu d’une crevasse sur le flanc d’une des montagnes blanches au milieu de la forêt des deux reines. Sur les murs où se côtoyaient des écritures rendues illisibles par l’érosion et des restes d’énigmatiques gravures, il décerna ce qui semblait être une représentation de sa lame.

Le fait d’être devant la réponse à toutes ses interrogations et de ne pouvoir rien déchiffrer l’affligea au plus haut point. Il resta ici près de cent ans à errer dans les dédales en quête de plus d’informations avant d’abandonner et de rentrer en Orania.

Au fond la même interrogation que lui me consume et ces écrits réveillent ma curiosité. Le lieu décrit n’est qu’à une semaine de cheval de Rutor. Je ne peux m’empêcher d’à mon tour essayer de percer ce mystère. Demain je demanderai au roi l’autorisation de partir quelques temps afin d’explorer ce lieu aussi vieux que mystérieux.

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