La Feuille

3 minutes de lecture

Le crachin tiède régnait en maître dans cette nuit sans étoiles. Il démarra sa mobylette, qui cracha ses effuves de carburant aux vapeurs familières. Fidèle destrier qui l’accompagnait partout, d’une laideur inversement proportionnelle à sa fiabilité à toute épreuve.

Le jour n’allait pas se lever avant longtemps. Il n’y avait personne sur la route, alors dans la fougue de sa jeunesse il se permettait de zigzaguer entre des poteaux imaginaires comme aux plus grandes heures d’un slalom olympique. Il admirait tant ces acrobates des cimes.

Quittant ce boulevard de Zone Indusrielle, il bifurqua à droite pour prendre le pont qui surplombait les voies ferrées. Sa destination finale était en vue. Prévoyant, il avait repéré l'itinéraire à l'avance.

Sous son épais blouson il sentit son cœur battre plus fort qu’à l’accoutumée ou peut-être était-ce les tempes qui cognait dans son casque. Un concert de percussions sanguines a toujours quelque chose de rassurant : il prouve qu’on est en vie ; et ce ramdam intérieur n’avait qu’une seule raison : l’appréhension de la découverte d’un nouveau monde. Il n’imaginait pas à quel point.

Trempé jusqu’aux os, il sentit une goutte froide glisser dans la nuque et tenta de dissimuler le frisson qui lui parcourait l’échine alors qu’il se présentait au bureau du chef pour ce job d’été tant convoité ; celui-ci lui réserva un accueil cordial, mais pas très chaleureux. Le jeune homme fit bonne figure, il était doué pour donner le change en société, avec pour seule arme son sourire.

Passées les formalités d’usage, le chef décida de le présenter à ses cheminots. Ce fut son premier contact avec « La Feuille ». C’était le nom de cette salle, de taille modeste, tapissée de posters CGT. Une petite table remplie de cendriers et de mégots mal écrasés, trônait en son centre. Un employé responsable de l’attribution des trains aux conducteurs, se tenait de l’autre côté d’un guichet poisseux. Entre les deux, placardé sur les vitres en plexiglass jaunie, un tableau de grande dimension, auquel était attachées de multiples feuilles, composées chacune de centaines de petites cases aux inscriptions ésotériques ; sur le côté pendait un crayon de bois attaché à une longue ficelle fatiguée. C’était ça La Feuille. Dans cet antre nauséabond, l’odeur âcre de gitane froide ne faisait pas partie du décor, elle en était la composante intemporelle, la substance indissociable de ce lieu dont l’existence insoupçonnée devait être révélé à la face du monde réel.

« Alors c’est toi le nouveau ? » s’exclama une dentition chevaline, qui poursuivit « J’espère que tu as ta carte du syndicat ». Les trois gus assis autour de la table, s’esclaffèrent, contents d’eux à la vue des joues rougissantes du nouveau venu. Évidemment la question sur l’adhésion à l’organisation syndicale majoritaire en ces lieux, n’attendait pas de réponse. Il savait que se taire est souvent la meilleure attitude à adopter quand on est déstabilisé. Et sourire. Toujours sourire.

Un homme moins rigolard que les autres entreprit d’expliquer au slalomeur à mobylette le fonctionnement complexe de l’affectation des locomotives aux conducteurs. C’était une gymnastique intellectuelle qui devait jongler entre les congés, les repos et … les humeurs des conducteurs. Il ne tarda pas à comprendre qui régnait en ce fief. Le chef officiel était le roitelet, il en avait le pouvoir de représentation, mais la baronnie était bien dirigée par le conglomérat de chevaliers-cheminots de la table ronde aux cendriers pleins. La découverte de ce nouveau monde féodal où les locomotives, dragons modernes, chevauchés par des maîtres omnipotents devaient apporter en de lointaines contrées la précieuse cargaison d’électro-ménager à bas coûts et de marchandises ultra-transformées. Ce nouvel univers, promesse de voyages extraordinaires, si éloigné de son quotidien, plongea le jeune homme dans une perplexité où se bousculait mille questions.

Dès le lendemain matin, l’enseignement des rudiments du métier commença sous un soleil de retour.

C’était le début de l’aventure.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire ODanglace ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0