Chapitre 10
Réfugiée dans un renfoncement caché par la cascade du lac, Hayjie réfléchissait à ce que Circa lui avait raconté sur son rôle à jouer dans les événements à venir.
Sian ne devait pas savoir, sinon elle ne la laisserait jamais partir. Ou du moins, pas maintenant. Mais est-ce qu'elle avait réellement envie de partir ? Après tout, rien ne confirmait concrètement la théorie avancée par les Esprits. Tout cela tenait davantage d'un hasard malheureux dans lequel elle se trouvait perdante que d'une réalité.
Elle avança ses mains vers l'eau qui tombait à quelques centimètres d'elle afin d'en recueillir assez pour nettoyer son visage des nombreuses larmes qui avaient coulé depuis le matin.
Elle avait aperçu l'aura caractéristique de Siannlie à travers la cascade vers le début de l'après-midi, mais celle-ci n'était pas restée très longtemps et partait en direction de la colline.
Comment je suis censée lui expliquer ?
Elle attrapa une de ses mèches de cheveux et la fit tourner entre ses doigts, par habitude et pour tenter de calmer son inquiétude en se focalisant sur un détail sans conséquences funestes.
« Tu ne pourras pas te cacher éternellement. Kâya est venue me trouver, Siannlie s'inquiète. »
Elle se recroquevilla davantage dans sa planque en sentant les larmes poindre à nouveau à l'arrivée de Circa.
- J'ai encore besoin de temps.
- Et le temps est ce qu'il nous manque actuellement. Il devient urgent que tu descendes.
- Laisse-moi...
Elle blottit son visage dans ses bras croisés sur ses genoux et ne fit plus aucun geste. Seuls ses sanglots et son aura venaient trahir sa présence derrière le rideau cristallin.
* * *
Hayjie s'assit en tailleur à côté de son amie sans oser prononcer le moindre mot, sachant qu'elle allait craquer une nouvelle fois si elle essayait de lui expliquer la situation. Il lui avait fallu une petite heure pour la retrouver sur la rive du lac, d'où elle venait initialement. Sian leva à peine les yeux vers elle, incertaine du comportement à adopter.
- Je t'ai cherchée cet après-midi, où étais-tu ?
- J'avais besoin de m'isoler un peu.
- Même de moi ?
- Même de toi.
Alors que la résignation était visible sur le visage d'Hayjie, la détresse occupait celui de la seconde jeune fille qui se noyait dans l'incompréhension.
- Est-ce que j'ai fait quelque chose qui n'allait pas ?
- Non, tu n'y es pour rien.
- Qu'est-ce qu'il se passe, dans ce cas ? Je ne sais plus quoi penser.
- C'est compliqué...
- J'imagine que tu ne peux pas m'en parler ?
- Tu préfères la réponse philosophique ou la réponse réaliste ?
- Les deux.
- La première est "non", et la seconde est "oui".
- Qu'est-ce qui t'y empêche ?
- C'est trop douloureux...
Même en sentant des larmes couler sur ses joues, elle n'osait pas esquisser le moindre geste pour tenter de les effacer, de peur d'attirer l'attention dessus. Ce fut un échec.
- Hayjie... ?
Elle se contenta de tourner son visage dans sa direction sans pour autant affronter son regard. C'était lâche, mais elle n'en avait plus le courage.
- Il faut que je parte.
Sian l'empêcha de s'éloigner en la rattrapant par le poignet.
- Attends. C'est à cause de ce Circa ?
- Non, ça ne dépend pas de lui.
- Ça dépend de qui dans ce cas ?
- Ne m'obliges pas... Je voulais simplement que tu ne te sentes pas responsable...
Elle repoussa sa main sans la brusquer et partit en courant sur la colline où elle se transforma en ignorant consciemment la présence de son professeur qui l'attendait.
* * *
L'avantage le plus intéressant à être un oiseau devait certainement être la possibilité de s'exiler quelques heures sur un de ces îlots flottants désertés de toutes vies autres que des touffes d'herbes et quelques insectes.
Circa vint se poser près d'elle sans estimer qu'il était indispensable de converser.
Hayjie ramena ses genoux contre elle et se laissa tomber contre lui sans tenter de camoufler ses larmes.
- J'ai peur...
L'Esprit la recouvrit de ses ailes pour l'extraire du monde extérieur, même si c'était seulement pour un temps restreint.
- Je sais...
- Pourquoi t'es venu ?
- Tu semblais en avoir besoin.
- Merci...
Pour la première fois depuis ses années d'enfance, elle se sentait protégée.
Protégée du monde qui l'entourait.
Protégée des rumeurs du village.
Protégée de son destin.
Protégée d'elle-même.
Elle resta là, blottie dans ses bras et totalement coupée de la réalité, jusqu'à ce qu'il la ramène dans son lit, endormie.
Le lendemain, elle hésita quelques instants sur l'endroit où elle se trouvait jusqu'à reconnaître la décoration atypique de sa chambre. Elle trouva sa ceinture et sa tunique correctement pliées sur son bureau sans se remémorer la façon dont elle était parvenue à rentrer chez elle. La seule trace de l'explication fut la plume ambrée qu'elle retrouva coincée dans son tapis à pompons. Elle la ramassa et l'inspecta quelques secondes avant de la déposer sur son bureau. Le lien venait d'être fait.
Elle changea sa chemise et son pantalon, puis enfila sa tunique qu'elle cintra à l'aide de sa ceinture. Elle attrapa ensuite le premier ruban qui passait pour attacher ses cheveux en une queue-de-cheval haute.
Aucune expression particulière était discernable sur son visage. Aucune peine, aucune colère, aucune peur, aucune joie. Seulement un masque impassible à ce qu'il se déroulait autour d'elle.
- Hayjie ? Tu viens avec nous ce matin ou tu préfères y aller plus tard dans la journée ?
- J'arrive !
Elle attrapa sa sacoche qui traînait au pied de son lit et passa le rideau de sa chambre les secondes qui suivirent l'appel de sa mère. Elle n'adressa qu'un bref regard à ses parents avant de sortir du logement pour prendre la direction des champs. Suite aux récents bouleversements qui venaient perturber le cours de sa vie, il était plus facile de les ignorer.
Elle jeta son sac près d'une parcelle éloignée de celles occupées par les autres villageois. Quitte à ne pas être appréciée, autant ne pas s'entourer davantage de personnes néfastes. Les mauvaises herbes furent arrachées, les plants eurent l'arrosage nécessaire, les jeunes pousses inutiles tombèrent sous les coups de machette et les légumes terminèrent au fond d'un panier une fois toutes ces tâches réalisées.
Hayjie le ramassa quand il fut plein et le posa dans un espace libre du chariot avant d'aller récupérer son sac pour partir. Son regard croisa celui de Siannlie qui sembla surprise de la voir aux champs à ce moment de la journée. Elle tenta de s'échapper mais Sian l'en empêcha.
- Tu m'évites, maintenant ?
- Non, c'est...
- Si ! Et j'ai besoin de comprendre. C'est si grave pour que tu ne veuilles pas m'en parler ?
Elle hésita un moment, mais dans tous les cas, qu'elle l'en informe ou pas ne changera que de légers détails à la situation actuelle.
- Viens sur la colline quand tu seras disponible, on prendra du temps pour parler.
- Promets-moi d'y être.
- Je te le promets.
Siannlie hocha simplement la tête et la libéra pour retourner à ses activités journalières.
* * *
Sur l'îlot de Yewett, Fennelie tentait de défendre les habitants sous sa protection contre les entités qui venaient de fondre sur les villageois qui étaient au champ. Malgré les efforts de chacun pour les repousser, le résultat fut tout de même funeste : une bonne moitié des plantations était détruite et menaçait la population d'une famine.
La renarde s'agenouilla près d'une plante pour la sauver, mais cela lui demanda plus d'efforts qu'imaginé quelques secondes plus tôt, donc réitérer la même expérience sur chacune serait impossible dans l'immédiat si personne ne venait l'aider. Elle leva les yeux du plant en sentant des regards posés sur elle. Le sien se posa sur chaque habitant de l'îlot sans réellement savoir quoi leur répondre, cette situation étant un événement auquel elle n'avait jamais été confronté.
- Je vais trouver une solution. Ce ne sera qu'une question de temps.
Elle disparut dans une volute de brume bleutée pour apparaître dans le Hall aux Mille Glaces où attendaient déjà une dizaine d'Esprits animaliers.
* * *
- Hayjie ? J'espère que tu as tenu parole !
« Ici ! »
Sian leva les yeux en direction de la voix féminine pour apercevoir son amie debout sur les branches du vieil arbre. Elle ne tarda pas à l'y rejoindre.
- Comment vas-tu ?
- J'essaie de profiter de mes derniers instants de liberté.
- Soit plus claire.
- Ça fait partit des détails à t'expliquer. Pour faire très bref, je suis censée partir. Au sens propre, comme au figuré.
- Comment ça ?
- On devrait peut-être descendre d'abord...
Les deux jeunes filles se retrouvèrent au bas de l'arbre en seulement quelques secondes et s'installèrent entre ses racines.
- Est-ce que tu peux m'expliquer maintenant ?
- De ce qu'on m'a raconté, il existe une prophétie qui parle d'un oiseau. Cet oiseau est censé sauver Madarance d'un avenir funeste, et ils sont assez désespérés pour penser qu'il s'agit de moi. Et il y a la possibilité que je n'en revienne pas.
Un silence pesant s'immisça entre les deux amies. Hayjie attendait une réaction de Siannlie tout en la redoutant. L'expression grave de son amie la laissait perplexe sur les reproches qu'elle allait recevoir, mais elle prit tout de même le risque de l'interpeller :
- Sian... ?
- Si je n'avais pas insisté, quand m'aurais-tu avertie ?
- Je ne sais pas... Peut-être au dernier moment...
- Je vois... Tes parents, ont-ils été prévenus ?
- Non, toujours pas. Je n'y arrive pas et ils ne me croiront pas.
- C'est vrai que ton récit est assez étonnant. Penses-tu que je pourrai t'accompagner ?
- J'en doute, à moins que tu sois un chat possédant des ailes. Sinon, il faudrait te transporter d'une façon peu adéquate.
- Ça pourrait être amusant.
Sa manière de qualifier le moyen de déplacement fit sourire une Hayjie déconcertée qui posa sa tête contre son épaule en fermant les yeux. Elle ne parvenait toujours pas à s'habituer à cette "nouvelle" Sian. C'était toujours la même, toujours la même douceur, la même bienveillance, la même naïveté, mais une nouvelle énergie se dégageait d'elle depuis peu. Ce n'était rien de négatif, au contraire, c'était seulement perturbant.
* * *
Astalie venait de vérifier pour la troisième fois chaque miroir lorsqu'elle rejoignit l'esprit lunaire sur le balcon ouvert sur le Monde.
- Odana n'est toujours pas localisable. Presque la totalité de l'océan est contaminé, que fait Circa ?
- Il vient d'informer Hayjie sur sa destinée.
- Je vois. De ce fait, j'imagine que ça a prit du retard.
- Effectivement. Mais elle a rapidement progressé. Cesse donc de t'inquiéter, ce n'est plus qu'une question de jours avant qu'elle soit pleinement opérationnelle.
- Mais sa mission n'a pas encore débuté.
- Circa sait ce qu'il fait.
- Il s'agit d'un fait avéré ou d'une simple supposition.
- Un mélange des deux. La nuit va bientôt tomber, j'ai du travail.
Chandra disparu dans une volute lumineuse, laissant sa sœur seule avec ses préoccupations sur le balcon.
Cette dernière s'appuya sur la balustrade afin d'observer Madarance qui changeait d'apparence à chaque heure qui passait.
* * *
Dans sa prison, Odona faiblissait à chaque parcelle d'océan gagnée par l'épidémie engendrée par la créature qui la gardait dans cette lugubre cellule. Encore quelques heures et elle s'éteindrait pour une durée indéterminée. Elle avait tenté de lutter, mais la dernière violente attaque avait eu raison de sa détermination à faire face dignement aux événements.
Ses cheveux opalins et aériens, pareils à des vagues, étaient devenus délavés et retombaient sur ses épaules affaissées. Son regard bleuté s'était éteint avec le temps et son teint irisé devenait davantage terne à chaque funeste disparition d'espèce. Même ses vêtements semblaient vivre avec les drames. Eux, qui étaient d'ordinaire si lumineux, semblaient aujourd'hui encrassés de vase.
La Gardienne se crispa en entendant l'affreuse entité revenir à la charge auprès d'elle et se contenta d'attendre la finalité de cette visite intempestive du mieux qu'elle le pouvait.
- Bonsoir Odona. T'avais-je manqué ?
- Que veux-tu encore de moi ? Il n'y a plus rien...
L'abomination se mit à la hauteur du visage de la jeune femme en souriant de toutes ses dents taillées en crocs aiguisés. Le Néant l'obligea à le regarder pendant qu'il récupérait les dernières ressources qu'elle pouvait lui fournir.
- Seulement maintenant, il n'y a plus rien.
Odona s'effondra sur le sol de sa cellule et retourna à sa forme première les secondes qui suivirent. La créature récoltât le cristal obtenu et le conditionna dans un écrin de bois.
Plus qu'à trouver les autres.
* * *
Siannlie passa la porte de son logement, au grand plaisir de sa jeune sœur qui jouait avec des figurines en bois. La fillette abandonna ses jeux pour se précipiter dans les bras de son aînée qui s'absentait du cocon familial chaque jour davantage.
- Tu viens jouer avec moi ?
Sian semblait réticente à cette idée, ayant d'autres projets plus essentiels à réaliser dans les prochaines heures.
- Je n'ai pas le temps, il faut que...
- S'il te plaît... Ça fait longtemps...
- Bon... C'est d'accord. Mais d'abord, tu m'aides à faire un petit panier, je vais en avoir besoin dans peu de temps.
- D'accord !
Laïna, du haut de ses six années, partit en courant chercher le nécessaire pour ce genre de réalisation.
La mère des deux jeunes filles leva les yeux de son travail de couture pour s'intéresser à la plus grande, dont le comportement commençait à sévèrement l'inquiéter.
- Pourquoi as-tu besoin d'un nouveau panier ? L'ancien a été détérioré ?
- L'ancien va bien, il est simplement trop grand pour ce que j'ai à faire.
- Qu'as-tu à faire ?
- Un projet personnel.
- J'aimerais une réponse plus explicite.
- Et je ne le souhaite pas, alors merci de ne pas insister.
- Encore cette Hayjie que tu essaies de protéger ?
- Non. Toutes mes décisions ne tournent pas autour d'elle.
- J'espère bien.
- Je sais, mais à la différence de Faust, elle n'est pas néfaste pour les gens qui l'entourent.
Le ton de la jeune fille s'était durci face à l'injustice dont faisait constamment preuve sa mère envers son amie. Ses oreilles et ses canines de chat s'étaient pointées suite à l'apparition du brusque élan de rage qu'elle tentait de contrôler.
- Comment oses-tu parler de lui de cette façon ?
- Je n'ai pas terminé. S'il lui arrive de traîner avec nous, c'est uniquement parce qu'Hayjie a bien voulu lui pardonner sa traîtrise et qu'elle a pitié de sa condition. Il est méprisable, orgueilleux, vide et inintéressant. Il a besoin des autres pour exister et cacher son manque de confiance en lui. Il est hors de question qu'il y ait un quelconque lien entre nos deux familles si ça doit passer par mon sacrifice. Préviens sa mère que l'accord est rompu.
Elle termina son monologue en apercevant sa sœur revenir du coin de l’œil, les bras chargés de matériaux. La fillette perdit son sourire en voyant l'expression choquée de sa mère et le regard dur que lui portait sa grande sœur.
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
Sian se rasséréna en entendant la voix douce de l'enfant.
- Rien, allons nous installer dehors pour faire ce panier.
- Elle ne sortira pas, et toi non plus.
- Veux-tu vraiment parier là-dessus ?
Sur ces mots, elle quitta le foyer familial en repoussant la main de sa mère qui tentait de l'empêcher de sortir.
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