DE L'AUTRE COTE DU LAC
Je vis dans une petite maison juste en face d'un Lac. En Écosse, pas loin de Glasgow. Le matin je sors de mon antre pour profiter de la vue et du calme, une tasse de thé bien chaud à la matin. La vapeur crée une sorte de halo de brume autour de moi, me donnant l’impression de sortir d'un nuage. Un moment féerique, comme si je venais d'un autre monde, sur une planète inexplorée. Quand je regarde le loch, il me semble apercevoir une ville se dessiner dans les profondeurs des eaux. Je crois observer un autre univers à travers une lucarne magique. J'aime cet endroit. Je m'isole souvent dans cette cabane. Pas de bruit, pas d'interaction sociale, aucune obligation d'aucune sorte, seulement la nature et moi, en paix. Une sérénité absolue.
Je n'y fais pas grand chose, mais je ne m'ennuie jamais. En hiver, je lis des livres au coin du feu, j'écris mes récits. En été, je nage dans le lac, puis glande dans les arbres en regardant bêtement le ciel. Quand il pleut, j'aime me blottir près de la fenêtre pour écouter l’onde frapper son rythme contre la vitre.
Parfois je fais du stop pour aller en ville, retrouver la civilisation. Une petite bière dans un pub, un petit concert amateur, une soupe bien chaude dans un restaurant chinois, et bien sûr, le rituel du lèche-carreau des magasins du centre - l'incontournable sortie culturelle du bof ! - ça fait du bien de sortir du méditatif pour s'abrutir gentiment de futilités.
Ce jour-là, en rentrant de Glasgow, après avoir flâné toute la journée dans les boutiques, je trébuche, puis tombe dans une flaque d'eau, juste à côté de l'arrêt de bus. En me relevant je me rends compte que l'arrêt n'est plus à côté de la flaque, mais sur le trottoir d'en face. Cette flaque serait-elle un vortex ? Un vortex servant à traverser la rue. Pas très utile.
Changement de programme : vortex ou pas, je vais devoir passer à mon appartement pour me changer, je suis trempée ! Quatre mois que je n'y ai pas remis les pieds, ça va me faire un peu bizarre.
Cet appartement est surtout un pied-à-terre. Vingt mètres carrés, c'est amplement suffisant pour dormir et fonctionner de façon basique.
En sortant de chez moi j'ai eu un moment d’hésitation, un sentiment de gêne indéfinissable. J'ai la clé, j'habite bien ici et pourtant, j'ai l'impression d’être étrangère à tout ceci. Une fois dans la rue je jette un coup d’œil sur l'immeuble, puis autour. J'ai pu observer quelques petits changements. Le cerisier du numéro huit n'était plus là et le bâtiment au numéro cinq a un étage de plus. Soudain, j'entends une voix masculine m'interpeller. En me retournant, je tombe nez à nez avec Alex.
Alex. Je le croise assez souvent pour quelqu'un qui prétend ne pas le connaître.
Le regard humide, il me regarde, tétanisé de surprise. Je me sens mal à l'aise. Il se jette brusquement sur moi et me serre fort contre lui. Alex n'est pas quelqu'un de particulièrement expressif, quant à ses sentiments. Son attitude commence à m'angoisser.
— Ça fait trois semaines que tout le monde te cherche, tu as disparu sans nouvelles !
Je ne sais pas quoi répondre. Et j'avoue que je prends plaisir à être dans ses bras. Il me rassure. Il fait partie de ces rares personnes qui ne m'agacent pas prodigieusement au bout de cinq minutes.
Pas évident d'être misanthrope.
L'automne, au crépuscule, les fenêtres des bâtiments s'allument les unes après les autres. L'air frais me pique le visage. Blottie contre le torse de cet homme tout droit sorti de mes rêves les plus fous, je me détends. Je sens la chaleur de son corps. Ma main glisse doucement dans son dos, je l'enlace à mon tour, je me laisse aller à ce sentiment d'apaisement. J'ai l'impression de retrouver un amour perdu. Mais ce n'est pas ma vie.
Alex. Je ne le connais pas dans ma réalité, mais ici nous sommes fiancés ! Je me suis encore perdue dans une dimension parallèle. Et toujours cet homme sur mon chemin... Une dimension parallèle dans une flaque d'eau ! De mieux en mieux ! Mais si j'ai disparu depuis trois semaines, où suis-je allée ? Je vais prétendre être elle, le temps de trouver la réponse à cette question. Ça m'inquiète.
Londres. Nous vivons dans un loft, à Londres. Une existence paisible. Le grand amour.
Il y a à peine un instant j’étais à Glasgow !
Je suis censée me reposer. J'ai prétendu être amnésique, vu que je ne peux expliquer ma présence dans ce monde, qui n’est pas le mien. Seule, dans ce bel endroit, situé non loin du centre, au dernier étage d’un immeuble contemporain, j’observe l'immense baie vitrée donnant sur vue époustouflante de la ville.
Alex et moi avons les moyens de nous payer un truc pareil ?!
J'aimerais rester, mais ce n'est pas chez moi. Je dois trouver les raisons de ma disparition. Il est temps de fouiller dans ses affaires. Au bout de quelques heures, je finis pas tomber sur un bout de papier avec une adresse, le jour et l’heure d’un rendez-vous. Il date exactement de trois semaines. Je sors. Je vais me rendre au lieu indiqué en espérant que je ferai le même parcours qu'elle le jour où elle s’est évanouie dans les méandres du temps.
Sur le trajet, je commence à ressentir une angoisse grandissante. Je marche machinalement. Je tourne dans une rue, puis dans une autre, attirée par quelque chose qui me semble familier. Une impression de déjà-vu. J'aboutis à une route dans la zone industrielle. Le point de rendez-vous n'est pas loin. Je le sens. Soudain, au lieu de longer la bande d'arrêt d'urgence, je bifurque vers une haie chaotique de buissons et d'orties murant un petit champ abandonné en jachère. Des herbes folles, quelques petits arbres s'y laissent pousser de façon anarchique. J’éprouve une forte impression difficile à définir, puis me dirige vers cet étrange pâturage. Je m'arrête à côté d'une zone où aucune herbe n'a poussé, comme si la terre avait été fraîchement retournée. J’observe ce lopin, tétanisée. Je n'arrive plus à penser. Brusquement, je me jette au sol et commence à creuser énergiquement avec mes mains.
Un corps. Un corps avec mon visage. Mon visage !
Je reste assise là, le regard rivé sur cette vision mortuaire. Mon visage tuméfié par la mort. Mon corps gisant là, la face pleine de terre. Je me regarde, sans vie. Morte.
Quelqu'un m'a tuée et enterrée là, comme un chien !
Sortie de cette torpeur, j'ai arrêté une voiture pour demander au conducteur d’appeler la police.
Son entourage doit savoir ! Ce qui l’on connue, doivent pouvoir faire leur deuil !
Je suis passée au loft pour revoir Alex, une dernière fois. Il n'a pas compris. Il n'a pas compris que je partais. Il n’a pas compris que je lui disais adieu. En sortant de l'immeuble, je croise les policiers venus annoncer la macabre nouvelle à cet homme qui hante mes rêves.
Rentrer dans mon monde a été facile, j'ai simplement sauté dans la flaque d'eau. En me relevant, l'arrêt de bus était bien à côté de moi. Ça manquerait presque d'élégance.
L'automne au crépuscule, à Glasgow.
Assise dans le bus, près de la fenêtre, trempée comme après une averse, je pense à Alex en regardant le paysage défiler sous mes yeux. Son univers doit s'écrouler en ce moment. Perdre quelqu'un de cette façon. Cela fait trois semaines que je suis décédée dans son monde, comment va-t-il pouvoir s'expliquer le fait de m'avoir vue en vie, alors que j'étais morte. En sortant du bus je tends le bras machinalement pour arrêter une voiture, qui pourrait me déposer près de ma petite Datcha. Ma bulle. Il fait noir maintenant. Un chauffard pourrait me renverser. Mais ce n'est pas mon heure, quelqu'un s'est arrêté et, par chance, il passe par chez moi. En me déposant juste devant ma cabane, il me souhaite une bonne soirée, puis fait demi tour. Je ne le connais pas. Je ne le reverrai sans doute jamais. Mais son geste m'a marquée à jamais : il m'a permis de rentrer chez moi, indemne, il ne m'a pas fauchée pour m'enterrer là comme si je n'avais pas existé.
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