LE PSY
Dans une petite cour carrée, pavée de pierres grises, se dresse une étrange bâtisse années 1930 de quatre étages. Une glycine fleurissante grimpe le long des murs fissurés. Quelques marches aux angles fortement émoussés mènent à une grande porte de chêne sombre, vernie. À l'intérieur, un escalier très étroit serpente le long des murs au revêtement d'une couleur indéfinissable.
Suis-je vraiment à la bonne adresse ?
Law monte au deuxième étage, puis traverse un interminable couloir. Greffées tous les deux mètres sur cette tapisserie étrange, des appliques vert et rouge en forme de losanges éclairent faiblement les lieux, d'une lumière inquiétante. Le parquet recouvert d'une fine moquette bleu marine, grince sous les pas de l’enquêtrice. Au bout du corridor, une porte noire à la poignée dorée, laisse passer un filet de lueur blanche au sol. L'atmosphère de cet endroit évoque vaguement celle d'une maison close. Law frappe, puis rentre. Le cabinet ne ressemble guère à ce que Mortensen a pu observer lors de son petit périple dans les entrailles de ce bâtiment insolite. Une grande baie vitrée donnant sur une petite terrasse verdoyante, illumine la pièce. Au centre, un bureau sombre en chêne massif verni, luit comme la surface d'une eau calme. Face à la fenêtre, un homme vêtu d'une chemise blanche et d’un jeans bleu foncé, fume sa cigarette. La soixantaine, très élégant, svelte, mesurant presque deux mètres, les cheveux blancs il semble sortir tout droit d’un roman de Jane Austin. En se retournant, son regard intense croise celui de Law. Ses yeux noirs luisant comme deux obsidiennes, provoquent en elle un effet indéfinissable. La jeune femme reste figée comme une gamine de cinq ans à son premier jour d'école. Il lui fait signe de s'asseoir :
— Bonjour miss Mortensen.
— Bonjour... Elle sort la carte de visite de sa poche de jean.
— Edward Alister, lui lance-t-il avant qu'elle n'ait le temps de lire le nom.
Ils s’observent un instant. L’ex-flic jette un coup d’œil autour d'elle, puis tente de dire quelque chose, mais la gêne lui noue la gorge. Un lourd silence enveloppe l'atmosphère du cabinet. L'homme lui lance un regard d'encouragement.
— Je ne sais pas. Je n'ai pas l'habitude de parler, finit-elle par prononcer.
— Détendez-vous, je vous écoute. Ici, il n'y a que vous et moi. Rien ne peut sortir de ces murs.
Law s’assied, prend une grande inspiration, puis ferme les yeux afin de se concentrer. La psychologue sort un dossier du tiroir de son bureau.
— Vous êtes détective en paranormal…
L’enquêtrice tente de se justifier. D’un geste rassurant, il la coupe dans son élan.
— Le paranormal, les méandres de l’esprit humain… Vous serez d’accord avec moi, nos professions diffèrent de peu.
Mortensen hésite longuement. Elle tente plusieurs fois de commencer une phrase, mais aucun son ne sort de sa bouche. Il lui sourit. Elle fixe son regard sur le vernis parfait de la table.
— J'entends des voix. Je ne sais pas si ce sont vraiment des voix, enfin... je ne sais pas si je suis folle ou en train de le devenir, je... les voix, non... en ce moment je suis sur les nerfs... enfin, je suis toujours sur les nerfs, à cause de cette enquête, vous voyez ?... enfin, je ne sais pas d'où elles viennent... enfin si... enfin il me semble que... je lis le journal intime de… je ne sais même pas à qui il appartient… je sais, ça ne se fait pas, mais c'est pour l'enquête... je l'ai trouvé dans l'appartement d'une des victimes de BlackHole, le psychopathe qui sévit dans notre pays en ce moment, vous êtes au courant ?
— Je suis au courant, oui. Vous pensez donc avoir des hallucinations auditives ? C'est normal. C'est une réaction relativement saine, de « devenir dingue », si je puis me permettre.
Les yeux de Law s’arrondissent de surprise. L'homme lui fait signe de continuer.
— Elles sont de plus en plus fréquentes, ces voix. De plus en plus intenses aussi. Parfois je n'entends pas quand on me parle… Au fait, comment se fait-il que vous ayez un dossier sur moi ? lui demande la jeune femme intriguée et méfiante.
— Ex-inspectrice de police, vous avez fait l’armée aussi. Les archives restent. Je dois dire que vous avez eu d’excellents états de services, pourquoi avoir tout quitté ?
— Ça ne vous regarde pas, lui assène-t-elle sur un ton sévère.
— Depuis quand avez vous ces hallucinations ?
— Depuis... Law hésite à répondre.
Elle inspire profondément.
— Je suis folle.
L'homme se redresse dans son fauteuil.
— Ce que vous devez comprendre, c'est que vous n'êtes pas « chez les fous » ici, comme beaucoup semblent le croire dans votre profession. Est-ce clair ?
Law veut répondre, mais l'homme la coupe dans son élan.
— Laissez-moi finir. Vous êtes en thérapie, non à l'asile. Il faut une ordonnance du juge établie sur des faits réels et indiscutables pour enfermer une personne dans un centre de « réhabilitation psychiatrique ». De plus, vous êtes venue à moi à titre privé, sur les recommandations d’une amie de confiance, vous n'êtes plus dans la police. Votre carrière n'en pâtira pas. Alors depuis quand, ces voix ?
Law, rassurée, semble accepter de s’ouvrir à cet inconnu, qui l’intrigue au plus haut point. Elle se redresse dans son fauteuil.
Entre paniquer et céder à la curiosité, je choisirai toujours la curiosité. Finalement, cinglée, je le suis déjà… Alors des quidams qui me causent dans la tête...
— C'est depuis qu'il m'a enlevée, que j'entends ces voix. Je n'y faisais pas attention au début. L'alcool m’abrutit assez pour calmer ce phénomène... Vous êtes bizarre pour un psy !
— Je sais, tout le monde nous prend pour des personnalités antipathiques…
— Non, je sous-entendais le contraire… J’arrive à parler avec vous… En temps normal nous aurions passé la séance à compter les mouches !
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