YVONNE O'DONNELL
Il est parfois bon d'écrire les choses. Celles qui nous ont troublés, meurtries et qui continuent de nous hanter.
Premier septembre 1939, Hitler anéantissait la Pologne. Mon père et mon grand-père avaient connu la boucherie de 14-18. Ce dernier y laissa ses os. Mon père se suicida onze ans plus tard, la crise de 1929 le ruinant jusqu'au dernier cent. Je n'avais pas vraiment connu l'opulence d'avant le crash de mes parents, j'étais trop jeune. Ma mère et moi quittâmes New York pour nous installer à Paris, chez sa sœur et son époux, un éditeur. Lorsque la guerre fut déclarée à la France, mon oncle nous envoya, avec sa famille, à Chartres, dans la maison de campagne, pour nous y rejoindre quelques jours plus tard. Les troupes allemandes ne tarderait pas à envahir la capitale.
C'était la panique. La grande débâcle. Il avait essayé de nous mettre à l'abri, finalement ce fut pire. Ils furent tous tués. Toute ma famille. Du moins, ce qu'il en restait. Ça courait, ça hurlait de partout, les balles sifflaient, les avions, les chars grondaient. Dans cette cohue terrifiante je perdis mon oncle, ma tente, leur deux filles et ma mère. L'image de ces morts me hantait. Je ne savais plus où j'étais. Je me souvenais à peine de mon identité. Tout tournait autour de moi. J'avais ce bout de tissus à la main. « Cours ! » me criait cette voix au loin. J'étais aveuglée par les flammes, cette fumée épaisse. La vision d'horreur restait obstinément gravée dans ma mémoire. Ces morts méconnaissables, inhumains. Assaillie par ce chaos, je m'écroulai dans les rues d'une ville plongée en enfer.
À mon réveil, je n'avais plus la tête sur le pavé plein de sang, mais dans un doux et moelleux oreiller, comme on en faisait à New York. Était-ce un nuage ? Étais-je au paradis ? J'avais oublié ce qu'était un vrai lit depuis que nous avions fuit Paris. Sur la table de chevet était posé un plateau, sur lequel étaient disposés un verre de lait et du pain. Au loin, sans doute dans l'autre pièce, la radio ronronnait les mauvaises nouvelles. Ce pays s'écoulait comme un château de cartes. Mon foulard était tout ce qui me restait de ma mère. Je le retrouvait posé sur ma poitrine en m'éveillant. Une délicate attention qui me fit chaud au cœur. J'en avais besoin. Je me sentais vidée. Vidée jusqu'à plus d'âme. Ni terreur, ni compassion, pas même un semblant de tristesse. Je trouvais surprenant que cette maison soit restée entière. Mais qui avait assez de grand cœur pour perdre son temps à secourir l'insignifiante que j'étais ? J'imaginais la charmante famille : un papa, une maman, des frères, des sœurs. Quel monstre ! Les corps des miens fumaient encore, quelque part dans les décombres, et moi, l'ingrate, je pensais déjà les remplacer ! Mes rêveries se dissipèrent bientôt. Je le vis apparaître sous le chambranle de la porte. Il avait la quarantaine, élégamment vêtu. Il s’approcha de mon lit, je me redressai avec difficulté. Cet air posé, contradictoire avec les événements du moment, me surprit particulièrement.
— Vous vous portez mieux à ce que je vois.
Son regard croisa le mien. Cette détermination profondément encrée dans ses yeux noir obsidienne, je pouvais la toucher. Cette détermination se matérialisait en moi, j'étais pétrifiée. Je sus dès cet instant que cet homme ne se rendrait jamais sans combattre, que le seul adversaire de taille à l'affronter était la mort elle même.
— Qu'y a-t-il mademoiselle, voulez vous que je vous laisse ?
Il s'apprêtait a partir, je le saisis brusquement par le poignet. Pas un son ne sortit de ma gorge. Nous restâmes ainsi, silencieux, pendant on long moment. Nos regards plongés dans celui de l'autre, nous prenions conscience de la fin, tandis que la radio annonçait l'échec des troupes défensives. Chartres en ruines, l'armée française anéantie, les soldats allemands pillaient, violaient, tandis que la population désertait. Que nous fallait-il de plus pour détruire le moral ?
C'était le 17 juin 1940, je sortais d'une nuit de cauchemars monstrueux.
Des morts mutilés, désarticulés, défigurés me poursuivent dans les ruines embrassées de la ville. Soudain je trébuche sur le corps d'une femme, du moins ce qu'il en reste. Un tronc dont les boyaux s'étendent à l'infini. Sa tête tient à peine à une artère, les cheveux ensanglantés collés à un visage déformé par l'agonie et l'horreur. Ses yeux, grand ouverts, me fixent. Son regard me pénètre l'âme de l'abomination subie. Victime de l'hécatombe. Cette femme, ma mère. « Pourquoi m'as tu abandonnée ? » crie-t-elle sans cesse.
— Maman...
Odieuse matinée, prélude à une exécrable journée. Et pour commencer en beauté, mon généreux sauveur avait disparu. Je trouvai un mot sur la table du salon :
« Il y a de quoi manger à la cuisine, surtout ne sors pas, je reviens ce soir. »
Il était hors de question de rester enfermée. Puis je n'avais rien à me mettre. Bien que Chartres était grande, pour une adolescente de mon âge, elle avait subi de graves dommages. La ville semblait avoir été rasée. Les bombardements avaient commencé le 8 avril. Deux semaines d'épouvante. Les habitants fuyaient malgré un arrêté préfectoral menaçant de réprimer sévèrement les déserteurs. L'anarchie régnait. Je finis par trouver ce qu'il me fallait. J'eus honte de mon geste, mais je dus voler vêtements et chaussures. Je n'avais pas le choix, n'ayant aucun argent. Une fois rentrée, je fus surprises de constater le vide dans l'appartement. Mais où était passé mon hôte ? Il ne s'était même pas présenté. Il n'avait pas fuit, c'était certain. Pas cet homme. Tout finissait par se brouiller dans ma tête.
Le 22 juin 1940 l'armistice était signé. Hitler nous possédait. Les lâches ! Ce gouvernement de traîtres abandonnait la France pour vendre son peuple à l'ennemi. Maréchal Pantin. L'humanité me décevait profondément et je n'avais que seize ans. Ce fut encore une nuit agitée. Je me réveillais toutes les heures, affolée, en sueur :
Ils le torturent, ils veulent sa capitulation, mais il ne cède pas. Il s'écroule sur le plancher d'une sinistre salle, à peine éclairée. Seul dans une cellule froide, son corps endolori.
Me réveillant subitement, je fut prise de convulsions, une forte fièvre me brûlait jusqu'aux os.
Ils lui plonge la tête dans de l'eau glacée, puis la ressortent juste avant qu'il ne se noie. Ils recommencent, encore et encore.
J'avais de plus en plus de mal à respirer. Recroquevillée dans mon lit, je lutais contre cette hallucination. La disparition de mon sauveur m'obsédait. Je ne connaissais même pas son nom. Je n'avais pas eu le temps de le remercier.
Seul dans une cellule froide, il commet le geste ultime.
Ma température recouvrit la normale. Je puisai assez de force pour me lever. J'entrepris une petite chasse au trésor sur l'identité de mon mystérieux inconnu. Je réunis bon nombre de documents révélant qu'il était préfet de son département, qu'il avait derrière lui une belle carrière politique, qu'il avait fait des études de droit, qu'il était né à Marseilles, mais surtout qu'il s'appelait Étienne Leroy. Je découvris pléthore d'illustrations de sa main. Je faisais sa connaissance d'une façon inhabituelle et étrange. Je devais le retrouver. Je m'apprêtais de façon à paraître plus âgé : une femme à la recherche de son époux me paraissait être un scénario plausible.
J'entrepris m'a quête dans une ville désormais hostile, où prudence et méfiance était de mise. Je le retrouvai dans l'hôpital d'une ville voisine. Me faufilant dans les couloirs de l'établissement j’empruntai une blouse d'infirmière. Finalement la fable de l'épouse angoissée ne me fut d'aucune utilité. Je le découvris alité, méconnaissable, des bandages sur tout le corps, le visage tuméfié. Il ne me reconnut pas.
— J'ai déjà reçu mes soins, mademoiselle, laissez moi tranquille.
Il devait rentrer.
— Ce n'est pas si simple de faire son devoir quand on est en danger.
— Je vous demande pardon ? demandai-je interloquée.
— La mort ne me fait pas peur. Mon destin est tout tracé.
— Bon, il est temps de rentrer.
Le pauvre homme semblait délirer. Je lui caressai le visage en lui remettant une mèche de cheveux. Nos regards se croisèrent. Il cessa de parler. Il se leva de son lit tant bien que mal, puis m'indiqua où était ses vêtement. Je l'aidait à s'habiller. Nous nous connaissions depuis peu et pourtant il me semblait que c'était depuis toujours. Il ne me raconta pas ce qu'il s'était passé, mais je m'en doutais. Je savais. Je l'entendais parfois, dans son sommeil. Je pouvais lire dans ses yeux la naissance de la grande résistance de la nation. Il n'était pas le seul, mais j'eus le privilège de le côtoyer. J'eus l'honneur de l’accompagner dans son projet durant les pires années vécu par l'Europe en ce temps. À l'instar de ce héro qui, un jour m'avait sauvé la vie, je m'engageai dans une lutte sans merci, contre l'ennemi de l'humanité. Une nuit, je surpris Étienne en pleine discussion avec un ami.
— Nous ne devons pas accepter la défaite. Il nous faut nous opposer aux allemands, entreprendre une action clandestine, mais avec prudence et bon escient. Il faut d'abord nous compter, nous grouper pour pouvoir mieux agir ensuite.
Il dut remettre en état son département. Travailler pour la « nouvelle France » sans éveiller les soupçons. J'œuvrais dans l'ombre de cet homme. Il ne devait rien connaître de mes agissements. Je ne voulais pas qu'il en pâtisse. Étienne était plus important pour la résistance que je ne l'aurais jamais été, mais je ne pouvais rester inactive à regarder le monde sombrer dans la tyrannie. J'étais jeune, mais ce n'était pas par goût de l'aventure que j'entreprenais de m'insurger contre le système. Ma famille fut massacrée au nom d'une idéologie dénuée de sens, vile et cruelle. Je ne pouvais concevoir que l'on puisse haïr son prochain sous le prétexte absurde de sa différence de race, de religion ou d'orientation sexuelle. Accuser, sans fondement, une minorité de la déchéance d'une nation provoquait chez moi une aversion sans limite.
Les premiers mois, je me contentai d'observer. J'entretenais le foyer, telle une épouse dévouée. J'écoutais les commerçants, les voisins, tentant de discerner les collaborateurs des résistants. Je restais discrète quant à ma présence chez Étienne. J'étais « une cousine éloignée » dont la maison avait été détruite lors des bombardements. Je disposais d’un avantage non négligeable : je parlais anglais et allemand sans que personne ne le sache. Pas même mon hôte. Leroy disparaissait souvent sans prévenir. Il ne me parlait jamais de ses activités « officieuses ». J'avais un jour forcé son coffre, caché dans le meuble de son bureau. J'y trouvai des documents cryptés, dont je n'eus aucun mal à trouver les clés de déchiffrage qui changeaient chaque semaines. Sans le savoir il était mon mentor. J'étais sa disciple assidue. Grâce à ses sources je me constituai mon propre réseau, puis me procurai différentes identités, afin d'infiltrer l'ennemi. Je finis l'année avec un inestimable bagage de renseignements et de savoir-faire. J'avais cette particularité, très utile, d'apprendre vite. J'exécutai chacun de mes rôles avec un réalisme désarment, au point de me mettre en danger, plus que de raison. Étienne se sentait responsable de moi. Je tenais à le préserver de l'angoisse que lui susciterait mon « engagement patriotique ».
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