YVONNE O'DONNELL - Seconde partie
Joseph Valmont, professeur de droit à l'université de Boston. Né le 20 juin 1899 à Paris. Les archives de l'état civil avaient été détruites lors des bombardements. Il s'était vieilli de trois ans. Passeport et visas de sortie pour les USA par l'Espagne et le Portugal. Mon cœur se noua, ma gorge se serra. Il avait l'intention de rejoindre l'Angleterre. Vichy avait envoyé un télégramme lui interdisant de passer la frontière française. Il effectuait des mission de plus en plus dangereuses pour la France libre.
— Il serait fou et criminel de ne pas exploiter le potentiel immense des cellules de résistance prêtes aux sacrifices les plus grands. Éparses et anarchiques à ce jour, mais pouvant constituer, avec le temps, une armée cohérente.
Il se dévoilait progressivement. Cette nuit j'étais pourtant loin d'imaginer qu'il reviendrait indemne. Une forte angoisse allait peu à peu m'empoisonner le sang. Je sentis mon cœur exploser en entendant la porte se refermer. Puis le silence. Je restai debout un moment, au milieu du salon. Mon esprit se réveilla soudainement, je sortis aussitôt. Je n'avais plus à me justifier auprès d'Étienne. Je n'irais plus à l'école. Le 3 mars 1941, j'embrassai la cause résistante pleinement et irrévocablement. Finies les actions ponctuelles. « Pense à ton avenir, tu dois aller à l'école, la guerre ne durera pas indéfiniment ! » me disait-il. Mais justement j'y pensais à mon avenir, dans une nation libre et non un état totalitaire imposant une pensée unique ! Je songeai à mes camarades de classe, complètement abrutis par la propagande. Certains même, pensaient que Pétain était un héros.
L'école c'est pour conditionner des marionnettes !
Je continuais de travailler pour notre canard clandestin, malgré nos moyens insignifiants. C'était la première arme de « l'homme du refus ». Les fondations de la révolution de la pensée, de la révolution par la pensée. Après les mots, l'acte. J'en étais intimement convaincu. Ces structures résistantes, quasi inexistantes au début, finissaient par tisser leur toile dans l'ombre. Mouvements et réseaux se développèrent aussi grâce à la « sédition des mots ». La création d'un lien avec l'Angleterre et la France libre était nécessaire. L'isolation des insoumis devait cesser. L'organisation des groupes dissidents fut pénible et tumultueuse. Étienne Leroy en devenait l'un des acteurs majeurs. Mais le chemin vers la liberté allait être laborieux, ponctué de tragédies dont je me rendrais malheureusement témoin, jusqu'à la fin de la guerre. La nuit était notre alliée, nous pouvions plus facilement distribuer des tracts appelant à la révolte. Bourrant les boîtes aux lettres, recouvrant les façades de bâtiments, ainsi que les vitres des boutiques. Plus tard je réussis à infiltrer une gazette départementale et encodai certains articles, afin d'informer les quelques cellules rebelles, de nos actions décisives. Je journal me permettait aussi de recruter. Je pris part à quelques attentats destinés à déstabiliser l'ennemi en mettant à mal l'infrastructure logistique de la SNCF et des routes dans la région, jusqu'à Paris. Notre petite équipe était très efficace. Constituée de Sonia Rubinstein, une journaliste juive. Hanz Stoltz, un jeune allemand, qui fut tellement choqué par la débâcle et la cruauté de ses supérieurs qu'il rejoignit notre camp sans hésiter. Alfonce Dumouriez, un vieux poilu à qui on ne cherchait pas de noise, étant resté une force de la nature malgré son âge. Guy Fertet, un lycéen de seize ans, mais pas de mon école. Collette Lassange, une postière dont le mari avait ses entrées au marché noir. Moi, j'étais serveuse au café du Centre où se réunissaient souvent les gradés de la Gestapo. Plus le temps passait, plus j'aimais le risque. Je haïssais ces ordures de la Wehrmacht. Je voulais leur faire payer chaque jour, leur présence en France. Étienne me manquait. J'espérai ardemment son retour, indemne. Un soir, je rentrai épuisée par une journée au journal et au café, après une réunion clandestine avec ma faction. Étienne attendait dans le salon :
— Tu rentres tard.
— Ne me faites pas la leçon. Vous avez disparu pendant plusieurs mois, j'ai dû me débrouiller seule.
— Marcel, le gardien vit sur le palier. Je te l'ai dit pourtant. Si tu as besoin de quoi que ce soit, il est là. Il le sait.
— Très gentil, le vieux. Surtout après un verre de pinard. J'en fais ce que je veux. Mais vous n'avez toujours pas de leçon à me donner. Contente que vous soyez en vie.
J'allai dans ma chambre, sans dîner.
J'étais heureuse que mon sauveur soit enfin rentré, cependant nous nous parlions peu. Ce fut en mars, que notre relation pris un autre tournant. Deux collabo s'étaient imposés chez lui. Ils cherchaient un fugitif juif. Je les accueillait en allemand. L'un d'eux me toisait avec cet air sournois que l'on reconnaît si bien chez les traîtres. J'aurais préféré négocier avec les boches : l'envahisseur n'est pas un vendu. Il leur fallait un bouc émissaire, un nom de plus à épingler sur leur tableau de chasse. Étienne tentait de les raisonner, pendant ce temps, personne ne se rendit compte que j'avais subtilisé l'arme du supérieur.
— Voulez vous du café messieurs ? demandai-je, tentant de rester aimable.
— Pierre va avec elle, ordonne le gradé à son adjoint.
Le jeune homme me suivit, le regard lubrique, pensant obtenir mes faveurs. Je ne lui en laissai pas le temps. Je pris un couteau dans le tiroir, puis lui plantai dans la carotide. Le retirant aussitôt je plaquai ma main contre sa bouche pour qu'aucun son ne sorte. Ma victime glissa lentement. Le flux de sang, saccadé par le rythme cardiaque, était impressionnant. La vie quitta rapidement le pauvre bougre. Je sortis de la pièce, les bras, les vêtements, maculés de sang. L'homme qui importunait Étienne, choqué par mon apparition, porta aussitôt la main à l'étui à sa ceinture, vide. Je me ruai sur lui plongeant ma lame en plein dans sa trachée, l'empêchant ainsi de crier. Je tournais d'un geste ferme mon arme de fortune, pour m'assurer qu'il meurt vite. Étienne Leroy, grand héro de la résistance française était planté là, consterné par la scène.
— Faut nettoyer maintenant. Je me dirigeai vers le téléphone pris le combiné et composai un numéro : allo, Colette ! Que dirais tu de venir dîner avec ton mari, à la maison ?
Je raccrochai. Le visage de mon hôte s'assombrit.
— Je sens que le boucher du coin va être ravi de sa livraison de viande fraîche, lançai-je impassible.
— En attendant, nous devons faire le ménage, ajouta le résistant, le regard sombre.
Après cet épisode nous dûmes quitter la ville. Étienne avait un petit appartement à Montmartre. Ce matin, je me réveillai dans le brasier du soleil levant. Un ciel de saphir pur envoûtait Paris, encore engourdie par le sommeil des habitants. Nous étions en guerre, et pourtant, les oiseaux chantaient comme pour nous rendre l'illusion d'un espoir perdu. La victoire s'obtiendrait par la « persévérance et la patience ». Ce moment de sérénité n'allait pas durer. Dans ma tête, déjà mille plans de sabotages foisonnaient, tous plus risqués les uns que les autres. Mon sauveur se préparait à rejoindre Londres. Je m'approchai de lui, silencieuse. Posant une main sur son épaule, je guettais une invitation à le rejoindre dans son combat :
— Je parle anglais et allemand, je pourrai t'être utile.
— Je ne veux pas que tu prennes part à tout ceci, mais tu as déjà fait ton choix. Il se tourne vers moi. Tu sais ce qu'ils font aux femmes résistantes ? la colère empourprait son visage.
— Je sais. Je l'ai écris dans mes tracts, je refuse de vivre si l'on me dicte ce que je dois penser, ce que je dois faire, qui je dois aimer.
Je lui caressai le visage. Il me repoussa doucement et continua de ranger ses affaires. Cette nuit, je le rejoignis dans son lit. Il ne résista pas longtemps.
C'était la dernière fois que je le voyais en vie.
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