Un savoir-faire suspect
Je suis encore en train de gratter le papier à l'aide de ma plume lorsque l'on toque à la porte de mon bureau. J'ordonne, sans même lever les yeux de ma feuille :
- Entrez !
J'entends la poignée tourner, puis la voix de mon épouse déclarer :
- Nous avons fini d'aider les villageois à semer les graines. Chaque famille a désormais son propre potager et verger.
- Voilà une excellente nouvelle, dis-je en levant les yeux vers elle.
Le sourire que j'arborais s'efface et je me fige en constatant que les mains, la robe et les bottes de la jeune femme son couvertes de boue.
- Que vous est-il arrivé ? lui demandé-je en quittant ma chaise pour m'approcher d'elle. Vous n'avez tout de même pas fait une chute. . .
Elle a un petit mouvement de recul, surprise par ma soudaine inquiétude, mais ne tarde pas à me rassurer :
- Non, non, ce n'est rien ! Je me suis juste salie en aidant les villageois à planter les graines, voilà tout. Je ferais d'ailleurs mieux d'aller me changer. Je n'aurais pas dû me présenter à vous dans cette tenue, c'est fort inconvenable ! J'avais juste tellement hâte de partager avec vous la joie qu'ils ont eue en apprenant qu'ils allaient pouvoir manger à leur faim une fois que les plantes auront bien poussé. . . Bon, je vous laisse, maintenant. Nous nous retrouverons au souper.
Sur ces mots, elle tourne les talons et quitte la salle, me laissant seul avec Robert, qui l'accompagnait. Je me tourne vers lui et il comprend ce que j'attends de lui sans même que je n'ai besoin de le dire. Il prend donc la parole :
- J'ai été tout aussi surpris que vous en la voyant mettre la main à la pâte, ou plutôt à la terre, sans aucune hésitation. Elle a montré aux villageois comment arracher les mauvaises herbes, bêcher la terre et planter les graines. Elle leur a même donné des conseils pour optimiser la croissance des plantes. Je m'attendais à ce qu'elle se fatigue rapidement ou qu'elle ait besoin d'aide pour porter les lourds seaux d'eau, une dame de son rang n'étant pas habituée aux travaux manuels, si ce n'est la couture et la broderie, mais pas une fois elle ne s'est plainte ou n'a demandé d'aide. Nous l'avons bien sûr tous aidée, mais je crois que même sans notre participation, elle aurait pu arriver au bout de ce travail. Elle a de l'énergie et de la motivation à revendre, mais surtout, une force inhabituelle dans les bras pour une princesse. . .
- Elle a la force d'un paysan, le talent d'un chasseur, ainsi le charisme et l'autorité d'un roi. Comment toutes ces qualités, pourtant si différentes les unes des autres, peuvent-elles être réunies en une seule et même personne ?
- Elle n'a pas que la force d'un paysan. Elle en a aussi le savoir-faire. Je n'ai jamais rencontré une personne aussi experte qu'elle en agriculture et en horiculture.
- L'agriculture et l'horiculture. . . murmuré-je. Il s'agit là des domaines de prédilection du royaume de Fieldisle.
- La mère de la princesse Linaë n'est-elle pas originaire de cette contrée ? me demande Robert. Cela pourrait expliquer son savoir-faire dans ces domaines. C'est peut-être la reine de Lakisle qui a transmis à sa fille les connaissances de son pays d'origine.
- J'en doute. . . Quand bien même la reine Jasmine aurait appris à sa fille la gestion de terres agricoles, elle ne lui aurait tout de même pas appris à travailler la terre d'elle-même, puisqu'il s'agit là du rôle des paysans.
- Comment expliquer ce que j'ai vu tout à l'heure, dans ce cas ?
- Je l'ignore, Robert, mais j'ai bien l'intention de le découvrir. . .
C'est alors que la cloche annonçant le repas retentit, mettant un terme à notre conversation. Nous quittons mon bureau pour descendre dans la salle à manger.
*
La princesse Linaë met sa main devant sa bouche pour dissimuler un bâillement et se tourne vers Aurélie pour lui dire :
- Merci pour le repas. Je me suis régalée, mais je suis épuisée ! Je vais aller me coucher. Bonne nuit à tous !
En disant ces mots, elle quitte la table et s'éloigne en direction de la porte.
- Bonne nuit, adressé-je aux trois autres en me levant pour lui emboiter le pas.
- Bonne nuit ! nous répondent-ils en choeur.
Je parviens à rejoindre mon épouse en accélérant le pas et lui offre mon bras. Elle sourit en silence et l'accepte. Nous marchons ainsi jusqu'à notre chambre. Une fois la porte refermée, la jolie jeune femme aux yeux bleus me lâche pour s'emparer de l'une de ses chemises de nuit et se dissimule derrière la porte de la penderie pour se changer.
J'entreprends de me déshabiller à mon tour, lorsque je l'entends me dire :
- J'ai repéré des endroits dégagés suffisamment larges au sein de la forêt pour qu'on puisse y installer des champs de blé et d'autres céréales. Les villageois pourront ainsi se lancer dans l'agriculture sans enfreindre la loi.
- Il n'y a qu'un seul souci, déclaré-je en m'asseyant sur le lit. Je suis un expert en chasse, mais pas en agriculture.
- Ce n'est pas un souci, me rassure-t-elle en quittant sa cachette pour me rejoindre. J'ai suffisamment de connaissances dans ce domaine pour mener à bien ce projet.
- Oui, je m'en rends bien compte, lâché-je sur un ton impassible en plongeant mes yeux violets dans les siens. D'ailleurs, ajouté-je en l'empoignant pour la tirer vers moi, comment se fait-il qu'une princesse soit une telle experte dans un domaine de paysans ? Je veux bien croire que la reine Jasmine qui est originaire de Fieldisle vous ait enseigné la façon dont gérer un domaine agricole, mais comment expliquer que vous soyez capable d'effectuer le travail d'un paysan avec autant d'aisance et de savoir-faire ?
Je vois ses yeux bleus s'écarquiller et sens sa respiration s'accélérer, mais c'est pourtant avec une grande assurance et une voix dénuée de tout tremblement qu'elle déclare :
- J'estime qu'une souveraine digne de ce nom doit savoir se débrouiller dans n'importe quel domaine. Elle ne doit pas dépendre des autres ou attendre qu'ils fassent tout à sa place car c'est à elle de les guider. Ce n'est pas au peuple de servir son seigneur, mais c'est à ce dernier de le servir. Tel est le véritable rôle d'un souverain à mes yeux.
Les miens s'écarquillent et je sens mes larmes monter.
"Si mon frère avait le même point de vue qu'elle, les choses auraient été bien différentes. . ." pensé-je.
Hélas, son avis sur le sujet est diamétralement opposé !
Je resserre mon emprise sur le poignet de ma femme et la tire une nouvelle fois vers moi, puis la lâche pour entourer son corps de mes bras et la serre contre moi. J'enfouis mon visage dans son épaule afin de dissimuler les larmes qui menacent de couler de mes yeux.
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