Rupture
Les feuilles bruissent légèrement sous le vent du soir. Le bois noueux des branches accompagne leur mouvement lascivement. L’arbre s'élève au centre de la plaine, immense gardien séculaire. La large couronne portée haute par un tronc rugueux retombe presque à portée de main. Des racines monstrueuses s'enfoncent dans le sol dans toutes les directions, courant dans la campagne pour sustenter le vieux feuillu.
Au loin se dresse la montagne, dure et massive. Son ombre plonge une partie de la vallée dans la nuit et le froid. Les vents se déchaînent sur ses hauteurs, giflant les sommets décharnés d’une poudreuse glacée. Les pentes escarpées se précipitent en contrebas vers un petit village. De solides masures en pierre se tiennent encore vaillamment debout. Les minuscules fenêtres laissent filer un peu de lumière, rapidement diluée dans la pénombre épaisse du pic.
Les villageois implorent leurs dieux depuis de nombreuses générations. Ils prient la montagne dont ils extraient les joyaux à coups de pioche sonores. Elle prélève parfois son tribut en échange de ses largesses et le cri d’un homme s’élève alors dans ses profondeurs. Une vie volée pour que les mines continuent de cracher leurs pierres précieuses.
Dans la plaine, l’immense végétal est lui aussi vénéré. Les familles organisent régulièrement de grands banquets autour du tronc massif. Les chants qui résonnent tard dans la nuit et les victuailles jetées à terre nourrissent le dieu sylvestre. Il ploie en échange ses branches lourdes pour que les petites mains se saisissent de ses merveilleux fruits.
Le cycle se poursuit ainsi depuis des temps immémoriaux. Les hommes creusent la montagne, se parent de ses cadeaux puis se restaurent dans la plaine, savourant les présents du vieil arbre. Les deux déités s’affrontent, immuablement avides de l’attention des humains. Certains jours, un grondement sourd monte des profondeurs des mines, et, plus bas, les branches s’agitent furieusement. Les villageois se terrent peureusement dans leurs chaumières, attendant que le calme revienne et que les bravades cessent. Puis la vie reprend son cours, les coups de pioche résonnent dans le ventre de la montagne et la fête continue à l’ombre du feuillage.
Ce soir pourtant, le houppier s’étend anormalement. Des milliers de bourgeons se sont ouverts et le soleil darde ses derniers rayons sur des fleurs aux couleurs irréelles. L’ancienne divinité dégage une vigueur et une force étonnantes. De jeunes rameaux verdâtres se tendent vers le ciel. Dans la panique, les tables et la nourriture ont été renversées, la vaisselle brisée. Au sol, les tentacules boisés enserrent les corps noircis des suppliciés. Le dieu vorace se repaît des villageois sacrifiés.
De la montagne s’élève un ultime grondement sourd et désespéré.
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