2. L'éclosion
Main dans la main, nous attendons notre tour. Je sais très bien que nous ne passerons pas en même temps. La cérémonie est bien organisée, un enfant angélique passe juste après un enfant démoniaque. Ainsi l’équité est entière. De plus, la logique de l’équinoxe veut que nous avancions selon notre date d’anniversaire.
L’angoisse est à son comble. Un ange ouvre le rituel, un autre le ferme. Et les ambassadeurs sont les mieux placés pour le savoir, nous sommes à l’ère angélique. Sauf qu’il y a un souci dans leur logique. Comment peuvent-ils être certains que le dernier enfant sera un ange ? Cette question flotte en gros dans mes pensées, alors que ma meilleure amie se lève.
— Tu pars déjà ? m’étonné-je.
— Ils en sont au mois d’août, Ava. Écoute-moi, inspire et respire. Surtout, pense à ce qu’on s’est dit. Tout va bien se passer.
Avec un dernier baiser sur la joue, elle rejoint le bas des quatre marches qui monte vers l’estrade. Un pas après l’autre, elle se dirige vers son destin. En moins de deux minutes, elle disparaît de ma vue, et j’ai peur que ce soit notre dernier échange. Un soupir s’échappe de ma bouche quand mon regard retombe sur mes genoux.
Mais je ne reste pas seule longtemps. Le bruit sourd de quelqu’un qui s’assoit sans délicatesse à la place qu’Ambre vient de quitter me fait jeter un regard sombre vers cette personne. Surprise, je me redresse et tourne la tête plusieurs fois de gauche à droite. Est-ce que c’est une blague ? Ne pourrais-je pas avoir un moment de répit avant ma sentence ?
— Alors petit ange, on a peur de connaître son identité ?
Cette fois c’en est trop ! Je me redresse et croise les bras sur ma poitrine en fixant droit devant moi. Je veux éviter d’enfreindre les règles aujourd’hui à quelques minutes de mon éclosion. La voix rauque du démon à ma gauche me surprend une nouvelle fois, mais je ne réponds toujours pas. C’est hors de question que je m’abaisse à ça. Pourtant, je sens que si je n’ouvre pas la bouche, il ne va pas me lâcher.
— Un effort petit ange, je ne mords pas, ironise une fois de plus mon compagnon.
— Damien ! Pas maintenant, tu vois bien qu’elle est timide la miss parfaite.
Les deux démons qui m’encadrent rient de leurs sarcasmes. Moi, je me renfrogne un peu plus, en serrant les poings pour ne pas faire de faux pas. Mes parents m’ont toujours dit de ne pas faire attention aux paroles de l’ombre, et de toujours sourire malgré les remarques désobligeantes. Mais quand celui qui se prénomme Damien m’entoure les épaules de son bras, c’en est trop.
Alors qu’un nouveau nom est appelé, je me lève en sursaut, et me retourne pour mettre une claque monumentale à ce démon. Cependant, je ne suis pas assez rapide. Le rebelle à la chevelure brune en bataille intercepte mon poignet. Puis dans un sourire carnassier, il déplace ma paume vers ses lèvres pour déposer un baiser sur le dessus de ma main.
Aussi vite que je le peux, je la retire de ce piège. C’est interdit ! Les règles sont au nombre de cinq. Pourquoi cherche-t-il à nous attirer des ennuis en cette journée particulière ? Je reste pourtant bloquée sur ses yeux d’ébène et ne bouge plus. Suspicieuse, je fronce les sourcils tout en essayant de reprendre une respiration normale. Quand l’un des archanges de la garde se poste en haut des marches pour appeler l’enfant suivant, je me secoue et me rassieds.
— Tu l’as cassée. Tu connais pourtant les règles non ? Ou ça t’amuse de les oublier pour tourmenter les angelots fragiles ? ricane le démon dont j’ignore encore le nom.
— Je les connais. Tu veux que je te les récite ? Un, les anges et les démons doivent vivre séparément. Deux, aucun contact entre la lumière et l’ombre ne sera toléré. Trois…
— C’est bon, ne fais pas l’imbécile !
— Cinq. Tout non-respect de ces règles peut entraîner des sanctions allant de l’exil total de la communauté à la sentence de mort. Celle-là aussi, tu l’as en tête ? demandé-je en serrant les dents.
Damien se redresse d’un coup sous mes paroles, les yeux emplis de férocité. Alors que moi, c’est tout le contraire, j’affiche un sourire victorieux. C’est étrange, mais cet échange me permet de respirer à nouveau. Comme s’il faisait office de barrage face à ce qui m’attend. Les noms s’enchaînent et les visages s’amenuisent dans ce long couloir.
Très vite, nous ne sommes plus qu’une vingtaine, pour ensuite n’être qu’une dizaine et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on ne soit plus que deux. Le hasard est parfois curieux. Seuls, Damien et moi sommes encore présents. Installé sur nos fauteuils respectifs, l’écho de nos souffles est l’unique repère qu’il me reste avant mon passage.
— Alors petit ange, c’est bientôt ton tour, tu es rassurée ?
— Mon tour ? Non, tu vas passer avant, démon.
— Je serais bien étonné de voir ça, annonce Damien en fronçant les sourcils.
La surprise. C’est ce qu’ont éprouvé mes parents lors de ma naissance à la mi-mars. Pile au moment de la cérémonie de l’éclosion, il y a de ça dix-huit ans. Une coïncidence ? Je l’ignore, tout ce que je sais, c’est que la cité angélique et ses ambassadeurs sont fiers de m’exposer en cette journée.
De quoi en faire pâlir de jalousie plus d’un. En attendant, je déteste cette journée alors que je devrais la célébrer. Mais là, n’est pas la question. Une seule interrogation me vient à l’esprit quand l’archange se montre une nouvelle fois en haut des marches. Quelle est la date d’anniversaire de Damien ? Pourquoi a-t-il cru qu’il serait le dernier aujourd’hui ? Le gardien hausse les épaules en nous voyant là, tous les deux, un ange à côté d’un démon. Drôle de tableau, d’ailleurs.
— Le démon à ton tour, ordonne l’ange d’un ton sévère.
— Vraiment ?
Damien semble hébété face à la situation. Pourtant je l’avais prévenu. Je suis bien la dernière. C’est mon privilège, celui d’être née le vingt mars, le jour de l’équinoxe, le jour de la naissance d’Azylis, l’éclosion d’une déesse. D’autant plus que nous fêtons cette année les deux mille ans de notre société. Donc cette cérémonie en cette année, et ce jour précisément est la plus importante de notre communauté.
L’archange ne donne pas de réponse à Damien. Celui-ci une fois debout, se retourne vers moi avec de grands yeux ronds, et me lance une remarque, telle une interrogation :
— Je suis du dix-neuf mars.
— Ce n’est pas de chance pour toi. La petite est du vingt, lui répond l’ange qui commence à s’impatienter.
Le regard de Damien se fait plus pesant, et surtout plus insistant. Il cherche à savoir si c’est une blague. Mais il voit à mon expression embarrassée que ce n’est pas le cas. Pourtant, il n’a pas les mêmes yeux émerveillés que j’ai l’habitude de voir quand j’annonce ma date de naissance. Lui, est plutôt soulagé. Un léger voile traverse même ses pupilles lorsqu’il se détourne de moi pour avancer vers l’estrade.
— Bonne chance petite ange, souffle-t-il alors en passant la dernière marche.
Dans un dernier sourire, Damien se retourne et se lance dans la fosse aux lions. Du moins, c’est l’image que j’en ai sur le moment. D’ailleurs, sa dernière parole me laisse un goût amer, comme une mise en garde. Mais de quoi ? Aucune idée, je le découvrirais bien assez vite. L’archange me permet d’avancer pour observer la dernière éclosion avant la mienne.
Alors je me décide à faire quelques pas, l’un après l’autre, je me rapproche de mon destin. Mon cœur s’affole à nouveau, maintenant que je suis seule à attendre. Mon guide se positionne juste à l’entrée de la salle, et il me demande de rester en retrait pour éviter que je n’attire l’attention. Mais je ne l’écoute déjà plus, fixant mon regard sur Damien qui s’avance trop lentement vers le centre de la scène.
Il est aux pieds des six trônes qui surplombent la pièce. Son sourire en coin apparaît sur ses lèvres lorsqu’il s’incline vers nos ambassadeurs et que ses yeux croisent les miens. Cette situation l’amuse, pourtant il n’y a rien de drôle. Bien au contraire, cette cérémonie est la plus sérieuse que nous ayons. En effet, la balance placée à droite de nos dirigeants sert de repère dans le maintien de notre équilibre.
— Damien, enfant des démons es-tu prêt pour ton éclosion ? Demande alors Hector, le plus ancien des ambassadeurs noirs.
L’enfant démoniaque se redresse, et d’une voix sûre, il énonce le mantra qu’on nous demande d’apprendre par cœur depuis près d’un an. Prise dans le spectacle qu’offre Damien, j’articule en même temps que lui, prenant plaisir à partager ce moment avec lui. « Je suis ici aujourd’hui pour accepter le destin qui est le mien. Qu’il soit blanc ou noir, je l’accepterai comme ma véritable identité. Je deviendrai ange, je deviendrai démon. La balance du monde sera mon choix. »
À la fin de la citation, Damien lève son poignet devant lui pour laisser aux ambassadeurs la joie de voir pour la dernière fois son bracelet. Il scintille, brille d’une couleur argentée que je connais par cœur. Celui que j’ai à mon bras est identique. Un fil d’argent, assez fort pour bloquer nos dons. Un simple bijou qui nous sépare de ce que nous sommes.
Un déclic se fait entendre au moment où Damien baisse la main. Dans la suite de ce mouvement, j’observe avec émerveillement le fil d’argent glisser et tomber sur le sol dans un cliquetis aigu. L’instant d’après une fumée sombre enveloppe peu à peu l’enfant démoniaque. Ce nuage nuancé de noir l’entoure et prend possession de son corps, jusqu’à le masquer de la vue de tous.
Alors que la brume commence à se dissiper, une fine lumière étincelante s’échappe du dos de Damien. Un hoquet de surprise me parvient de la foule. Je ne comprends pas ce qu’il signifie, mais quand mon regard se pose de nouveau sur le corps du démon, celui-ci arbore deux ailes majestueuses. Elles partent de ses omoplates, et sont grandes ouvertes, déployées comme pour que le monde entier admire leur splendeur.
Mes yeux glissent sur ses ailes, ses plumes qui paraissent douces et soyeuses. J’en scrute les moindres détails, jusqu’à tomber sur ce qu’instinctivement je cherchais, cet élément qui fait de lui quelqu’un d’unique. Cette particularité qui le met en danger, cette dissonance qui ne passera pas inaperçue.
Elle est là, au milieu de ses plumes d’ébène, elle se montre fièrement, s’affiche tel un diamant au milieu des cailloux. D’une blancheur à faire pâlir plus d’un ange, l’aile gauche de Damien est ornée d’une plume majestueuse et pure. Une contradiction que les ambassadeurs n’ont pas vue venir. Une différence dont le silence est la preuve de son impact, de son importance. La plupart des anges et des démons sont tels des statues, fixées face à un élément dont ils ont entendu parler, mais jamais vu.
En regardant la foule, je ne croise que des regards effarés, des mains devant des bouches béates, des froncements de sourcils, de la peur, mais de la colère aussi. Alors que moi, dans mon coin, je souris. Comme libérée de chaînes invisibles. Pourtant, cette situation ne devrait pas se produire, depuis les premières apparitions aucune particularité n’a été notée. Pas une seule depuis la disparition d’Azylis et de Zeleph.
L’ange et le démon originels, des créatures nées dans les cendres des hommes. C’est ce qu’on nous apprend quand on est petit. J’ai appris cette histoire à l’âge de cinq ans. Et je ne pensais pas voir un jour, des ailes sombres fleuries d’une tache blanche. Les ambassadeurs non plus vu la manière dont ils réagissent. Nos six dirigeants se concertent vivement, les uns et les autres faisant de grands gestes en pointant du doigt, Damien.
Le démon quant à lui, cherche mon regard. Quand ses yeux rencontrent les miens, je comprends qu’il ne s’attendait pas à ça. Pourtant, sa « bonne chance » de toute à l’heure me revient en tête, et je me demande maintenant ce qu’il signifie. Se doutait-il qu’un événement comme celui-ci allait arriver ? Impossible ! Mais alors, pourquoi me sourit-il de toutes ses dents ? Pourquoi hausse-t-il les épaules comme si tout était normal ?
— Cette plume doit être arrachée !
Surprise par la réaction des ambassadeurs, je me retourne vers eux, quittant le regard de Damien. Je fixe Hector, qui se lève et descend les quelques marches qui séparent leur trône de la scène. Il se dirige d’un pas décidé vers le jeune démon. Son visage est fermé et dur. Des frissons parcourent mes bras quand il se place face à Damien. J’ai peur de ce qu’il va faire.
Dans un mouvement, l’ambassadeur attrape une pince dorée que je n’avais pas vue la première fois. Son geste se précise, Hector est décidé, il lève le bras et ouvre la pince. Damien lui, semble tout à coup moins confiant. Ses yeux lancent même des appels de détresse, mais le silence est roi dans la salle, et personne ne bouge, ou n’esquisse un geste.
Alors qu’Hector se rapproche un peu plus des ailes du démon, je ne réponds plus de mes mouvements. Lorsque l’ancêtre atteint l’aile de Damien, celui-ci essaie de reculer et de se dégager de son emprise. Seulement, deux archanges se postent dans son dos, et le maintiennent fermement. Plus, je vois leur action et plus je sens mes pieds avancer sans mon accord.
— Arrêtez ! Vous m’entendez ? Arrêtez, maintenant !
— Pardon ?
Essoufflée, je me rends compte à présent de l’erreur que je viens de commettre. En regardant autour de moi, je remarque enfin que je suis devant Damien, mon corps lui servant de bouclier contre son ambassadeur. Je me sens rougir en prenant conscience de mon acte et de ce qu’il signifie par rapport à nos règles. Pourtant, je sais aussi que si j’ai agi comme ça, c’est pour une bonne raison.
Hector grogne alors que je lui barre le chemin, et Damien lâche un soupir dans mon dos. Un souffle qui frôle ma nuque et provoque un doux frisson le long de mon cou. Mais ce n’est que de courte durée. L’ancêtre démoniaque cherche à nouveau à atteindre le jeune démon. Il me crie de me pousser, de retourner à ma place. Cependant, je ne suis pas de cet avis. Je ne suis pas convaincue par cette méthode.
— Hector !
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