La salle entière reprend sa respiration quand Thémis intervient. Son ton arrête les gestes d’Hector. Le démon en fronce d’ailleurs les sourcils, mécontent d’être remis à sa place par la lumière. Celui-ci jette la pince dans un tintement sur le plateau d’un des archanges qui l’assistait. Moi, je ne bouge pas, comme figée.

Jusque-là, l’adrénaline avait pris possession de mon corps, mais à présent que je sens toute l’attention posée sur moi, la peur m’envahit. Qu’ai-je fait ? Défier un ambassadeur, c’est défier les règles de notre communauté, les lois qui nous guident depuis plus de deux mille ans. M’interposer entre un démon et la volonté du Cercle, c’est signer mon arrêt de mort.

Alors qu’Hector remonte auprès de ses semblables, Thémis se lève pour se placer au centre de l’arc de cercle formé par leurs sièges. Elle s’avance dans son élégante robe de soie blanche. Élancée et mince, le tissu qui l’habille met même en valeur sa longue chevelure de feu. L’ange de la justice n’a rien à envier aux autres. Elle est la seule femme chez les ambassadeurs et quand elle prend la parole, je ne peux que l’admirer. D’autant plus qu’elle est soutenue par le plus ancien de nos dirigeants, un ancêtre, Dionys.

— Mademoiselle Ava retournez à votre place. Ce n’est pas votre tour.

— Mais…

J’essaie de répliquer, seulement elle ne me prête plus attention. Thémis préfère planter ses yeux de saphir dans ceux de Damien. Dans un premier temps, je ne bouge pas, j’attends de voir ce qui se prépare. Cependant, une main fraîche glisse sur le tissu fin de ma robe, laissant une ligne de frisson dans mon dos. C’est mon signal, comme une décharge pour me dire que tout va bien.

Une lueur de panique s’allume dans ma tête. Et si quelqu’un avait vu Damien me toucher ? D’ailleurs pourquoi ce démon me fait-il cet effet ? Pourquoi est-ce que je cherche à le protéger ? Je n’ai pas le temps de penser davantage. Un des archanges se poste à mes côtés, et tend le bras pour me signifier que ma place est ailleurs.

Alors que je fais un pas en avant, j’entends les paroles froides de notre ambassadrice :

— Archange ? Donnez cette pince au jeune démon.

Quoi ? Non ! Impossible ! Elle ne peut pas lui demander un tel acte ? Si ? Pourtant, quand ses lèvres bougent à nouveau, je comprends que je ne rêve pas. Elle est sérieuse, et interroge Damien sur sa capacité à choisir entre l’ombre et la lumière, la vie et la mort. Mais qu’est-ce que ça à avoir avec cette plume blanche ? La Balance n’est-elle pas toujours en équilibre ?

— Jeune démon, c’est à toi de faire un choix. Retirer cette plume immaculée ou briser l’équilibre en ignorant notre seconde règle fondamentale. Pour rappel…

— Aucun contact entre la lumière et l’ombre ne sera toléré. Je connais nos règles, oui, intervient Damien pour la première fois depuis le début de son éclosion.

— Bien, alors faites le bon choix.

Le bon choix ? J’essaie de me retourner à ces dernières paroles, mais l’archange juste derrière moi m’en empêche. Il me barre la route, me brise la vue. Tout ce que j’arrive à distinguer, c’est l’assemblée qui semble surprise et choquée. Mais je ne lis pas de la peur dans leurs yeux. Au contraire, quand j’observe les démons présents, une certaine fierté s’imprime sur leur visage.

Une fierté qui me donne des frissons de terreur. Je sais ce qu’elle signifie, je sais ce que Damien s’apprête à faire. Décidée, je fonce sur l’archange comme une forcenée, je tente par tous les moyens de contourner cet ange armé pour sauver l’aile du démon. Je ne comprends pas ce qui me pousse à agir de la sorte, mais j’ai cette impression que cette plume est importante.

Un rappel du passé, un souvenir de Zeleph le premier démon aux ailes sombres pourvues d’une tache blanche. Ce parallèle avec cette histoire, cette comptine racontée aux enfants pour expliquer notre origine, pour expliquer la création de la balance ne peut pas être une coïncidence. Dans un dernier élan, l’archange baisse sa garde et me laisse franchir l’espace qui me sépare du centre de la scène. Je suis bien consciente qu’il a agi volontairement. Un archange n’est pas faible, surtout devant une jeune fille frêle comme moi.

Pour la seconde fois, je me retrouve face à Damien. Mais à présent, je suis dos au cercle et je fixe mes yeux dans ceux du démon. Je ne peux pas, ou plutôt ne veux pas croire qu’il va s’arracher une plume. Si elle est là, c’est qu’il est destiné à la porter, et non à la faire disparaître. Sans plus y réfléchir, je tends la main vers celle du démon, celle qui détient la pince. Dans un mouvement, nos peaux se touchent et mes doigts glissent sur le fin métal.

— Cessez tout de suite ! Hurle Thémis, nous faisant sursauter à l’unisson. Puisque cette plume vous tient tant à cœur, Mademoiselle Ava, c’est vous qui allez la retirer de son plumage d’ombre.

— Pourquoi ? Regardez la balance ! L’équilibre est parfait ! Pourquoi le briser ?

— Parfait ? Mais ma chère, il ne peut pas l’être tant que cette marque blanche sera encore au creux de ce nœud noir. Arrachez cette plume, tout de suite. C’est un ordre du Cercle.

Dos aux ambassadeurs, mon regard est empli de détresse quand il tombe sur l’étincelle de lumière de Damien. Je ne veux pas faire ça, pourtant le démon guide le bout de la pince vers la naissance de sa plume. Il la place sur l’arrête de son aile, pile à la commissure entre celle-ci et l’objet de mon désespoir.

— Fais-le petit ange, murmure Damien en refermant la pince.

Je ferme les yeux. C’est impossible pour moi de voir mon acte. Alors que je serre les doigts, le métal de l’arme me rentre dans la paume, marquant ma peau pour laisser une trace de cette mission cruelle. Je compte, un, deux, trois et je tire de toutes mes forces. Les hurlements du démon me font mal. Des larmes s’échappent de mes paupières quand je les rouvre.

Mes doigts s’ouvrent, et la pince tombe sur le sol dans un bruit de métal. J’observe la plume qui tourbillonne. Son calamus est imbibé d’un liquide rougeâtre. Je l’examine, elle est le centre de mon attention. J’oublie où je suis me concentrant sur cette pureté gâchée par le désir des ambassadeurs. Ce souhait de séparer le blanc et le noir, jusqu’à torturer un jeune démon.

Quand une nouvelle larme glisse sur ma joue, je sens mes jambes lâcher prise. Mon corps entier tremble. Je suis envahie d’un sentiment d’injustice et d’incompréhension. Mais c’est lorsque Damien attrape sa plume et la dépose dans ma main que je perds l’équilibre. Mes genoux touchent le sol au moment où une chaleur s’empare de mon cœur. Des fourmillements quittent ma poitrine et se faufilent tout au long de mon corps. Des étincelles lumineuses viennent m’entourer peu à peu.

Un souffle nouveau entre en collision avec les battements de mon cœur. Je suis portée au-dessus du sol. Une douleur se niche dans mes omoplates, et elle s’étend de plus en plus. Une force essaie de sortir de sous ma peau. Des rayons lumineux font surface et vibrent autour de moi, jusqu’à ce que la lueur opaline m’avale toute entière.