3 : Théâtral !

4 minutes de lecture

« Il ne faudra pas oublier les gestes, même esquissés, qui disent la tendresse, les gestes si souvent négligés, oubliés comme un repli du cœur. »

Bernard Giraudeau, Cher amour (2009)

Théâtre Marigny

avenue Gabriel

Carré Marigny

Paris 8e

le 14 février 1980

23:18

Adieu costume d’époque et colifichets, perruque et grimage. Dans le reflet du miroir, Marie-Antoinette s’efface sous l’effet du coton et démaquillant pour laisser place à Solenn. Tes mèches blondes sont à peine retenues par une pince, sans recherche outrancière. Un soupçon de carmin sur les lèvres, un jean et un chemisier enfilés à la hâte. Tu jauges d’un œil sévère tes atours : « Peut mieux faire ! » Estomper les cernes creusés par le rythme virevoltant du spectacle prendrait trop de temps, tu es déjà en retard. On frappe à ta porte. Stephen sans doute. Il a décidé d’emmener dîner toute sa troupe dans un restaurant chic des Champs-Élysées pour fêter le succès de la pièce. C’est bien lui qui apparaît dans l’embrasure. Le patriarche. Malgré son exigence légendaire envers les comédiens qu’il dirige, il est toujours aux petits soins pour eux.

— Qu’est-ce que tu fabriques, Sol ? T’es pas encore prête ?

Sa quarantaine corpulente, son cheveu rare et grisonnant, ses tenues plus excentriques les unes que les autres sont loin de l’ériger jeune premier. L’imposant bonhomme est un bon vivant à l’humeur festive et à l’humour communicatif. Si quelques bien-pensants ou moralisateurs médiatiques lui reprochent sa vie dissolue, sa préciosité excessive et sa sexualité ouvertement déviante, tous saluent unanimement ses talents d’auteur, de metteur en scène et de cinéaste.

Son côté franchement décalé le fait toujours s’aventurer hors des sentiers battus et rebattus, le conduisant parfois à prendre le parti de s’auto-produire plutôt que d’édulcorer son propos artistique, au risque de froisser les codes de la bienséance. Avec L’Autrichienne, Stephen mise sur l’anticonformisme en créant un spectacle en interaction avec le public. Un concept inédit lui proposant un dénouement à la carte par l’entremise de ses votes. Ainsi, depuis trois mois, grâce à l’originale vision théâtrale du grand Crozats, la populace parisienne réhabilite chaque soir la reine décapitée.

— Finalement, tu dînes avec nous ou pas ?

— J’ai cru comprendre que je ne pouvais guère y déroger…

— C’est quoi ce port de tête déconfit, ma belle ? Tu as tout ce que tu voulais non ? La notoriété, le Tout-Paris à tes pieds à vingt ans à peine !

— J’ai… J’ai un problème familial. Mon père est souffrant et… Et me savoir ici plutôt qu’à son chevet me mine, voilà ! Pardon Stephen, mais je trouve tout ça tellement futile…

— Tu n’as pas à t’excuser. Bien sûr que tout ça est futile, Sol, on ne vend que du rêve ! Et ce rêve, c’est aussi le tien, même si certaines réalités nous rattrapent.

Il s’empare du combiné qui trône à proximité de la coiffeuse.

— A qui téléphones-tu à une heure pareille ?

— A Marie-France, une amie qui travaille pour Air Inter. Elle t’obtiendra un billet sur le premier vol de demain matin…

— Stephen, enfin, tu es fou ! Je n’aurai jamais les moyens de le payer, ce billet…

— Allô, Marie-France ? Crozats à l’appareil… Ben oui, ça va pas trop mal… Oui, je sais, on ne parle que de moi dans les journaux…

Il rit bruyamment.

— Dis-moi, j’ai un minuscule service à te demander… Trois fois rien, tu penses !.. T’as chouré la boule de cristal de Madame Irma ou quoi ?.. Pour demain matin oui… Annecy… Le plus tôt sera le mieux… De façon à ce que mon actrice fétiche puisse être de retour pour le lever de rideau… Solenn Avryle… Sur mon compte évidemment… C’est très gentil à toi, je te revaudrai ça… Bien sûr, il faut absolument qu’on se fasse un gueuleton un de ces quatre… Moi aussi, je t’embrasse… Transmets toutes mes amitiés à Charly… Merci encore… A bientôt.

Il raccroche le téléphone. Tu t’empourpres de confusion.

— Stephen, tu n’étais pas obligé… Comment pourrais-je te remercier ?

— Je suis ta marraine la bonne fée : les douze coups de minuit sonneront pour le prélude du spectacle. Que Marie-Antoinette ouvre le bal à 21 heures tapantes demain soir est mon unique condition. Ton avion décolle de Roissy à 7 heures 50, tâche de ne pas le manquer…

Tu l’enserres dans tes bras. Le début d’une indéfectible amitié. Un coup d’œil furtif à sa montre.

— Mazette, il faut que je m’active ! Je t’appelle un taxi ?

— Non, Stephen. Je viens avec vous.

— Ah, là tu me fais plaisir, ma belle !

Le Flora Danica – ce fameux restaurant scandinave qui donne sur les Champs-Élysées – t’ouvrira pour la première fois ses portes. Un rituel que tu renouvelleras à l’envi avec celui que tu finiras par surnommer Papi, par affection. Celui qui deviendra progressivement un père de substitution…

***

Meythet (74)

le 16 mars 2008

21:45

Mina me rejoint sur le balcon. J’écrase ma clope dans un cendrier improvisé.

— Zack, tu devrais rentrer. Il commence à faire froid.

— T’as raison, je vais appeler Stephen…

— Stephen ? Pour lui dire quoi ?

— Pour lui dire que l’autre imbécile a été réélu, pardi !

— Il le découvrira bien assez tôt en surfant sur le net. D’autant plus qu’avec le décalage horaire, il doit être en plein tournage.

— Tu crois ?

— Va plutôt te coucher. Une bonne nuit de sommeil te fera du bien.

— Ça fait sept ans que mes nuits sont blanches, Mina !

— Il faudra bien qu’un jour tu tournes la page. Zack, tu as le droit de refaire ta vie, d’aimer à nouveau…

Je lui lance un regard noir, lui signifiant que je n’ai aucune envie d’entendre ce genre d’arguments. Ma sœur aînée m’abandonne en tête à tête avec les étoiles. Celles-ci ont de la veine : du haut de son pouvoir pourri, Werner ne les a pas encore souillées.

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