4 : Valentin, Valentine…
« Il avait tout d’un gentleman /
Debout près du bar /
Magicien à la belle âme /
Elle veut y croire /
Il lui dit qu’elle aura /
Son voyage au-d’ssus des nuages /
Elle y croit… »
Patricia Kaas,
And now… Ladies en Gentlemen, titre extrait de la bande originale du film éponyme réalisé par Claude Lelouch.
Chanson écrite par Boris Bergman & Paul Ives, et composée par Michel Legrand (2002).
142, avenue des Champs-Élysées
Paris 8e
le 15 février 1980
1:40
La sortie du Flora Danica ; la neige tombe en flocons épars sans en recouvrir le sol. Il ne fait pas froid, les duffle-coats sont inutiles. Tu as simplement jeté une veste en daim sur tes épaules, enroulé un foulard frangé autour de ton cou. Rien de plus. Stephen est entouré d’une cour enjouée. La troupe a prévu de finir sa nuit en boîte.
— Tu veux qu’on te dépose quelque part, Sol ? J’ai ma voiture…
— Non, merci. J’ai un peu trop abusé du champagne, je crois. Je vais marcher un peu, ça me fera le plus grand bien…
Le Dom Perignon te grise pour la première fois. Plus tard, dans ces moments où tout te semblera trop sombre pour espérer refaire dignement surface, l’alcool deviendra ta dépendance, ton allié, ton poison. Ce n’est pour l’heure qu’une brève rencontre d’un soir ; de ces soirs où l’on s’abandonne trop imprudemment dans des bras inconnus. La délicatesse de ces bulles a cette vertu : celle de nous bercer d’illusions…
Le groupe te salue et prend congé pour se rendre dans d’autres temples nocturnes ; il s’éloigne. Tu redescends les Champs-Élysées. Les talons de tes bottines résonnent sur les dalles humides. Les réverbères éclairent ton chemin. Une lumière incandescente rougeoie dans l’obscurité. Une lumière mobile agitée par une ombre. Tu en distingues plus précisément les traits, ceux d’un homme accoudé au soft-top d’un cabriolet 504 hors d’âge. Ton apparition lui arrache un rictus impatient à la blancheur éclatante, quasi parfaite. Comme s’il se languissait depuis trop longtemps, alors que tu n’as rendez-vous avec personne. Les cendres de la cigarette s’envolent…
— Bonsoir Solenn !
Une voix chaude, de celle qui vous renverse, vous enveloppe d’une irrésistible virilité. L’importun use de son charme, te courtise depuis près de deux semaines. Une cour assidue avec cet objectif typiquement masculin : te mettre dans son lit.
— Paul ? Que faites-vous ici ?
— Je vous attendais.
— Comment saviez-vous ?..
— Je vous ai suivie… Vous m’obsédez, Solenn ! Depuis que je vous ai découverte sur scène…
Le dandy en smoking saupoudré de neige hivernale, écharpe immaculée, col déboutonné et nœud papillon défait, ne doute en aucun cas de son sex-appeal. Il te déshabille littéralement de son regard métallique, te caresse des yeux sans même te toucher. Il se rapproche, te tutoie presque des lèvres, à un souffle de toi.
— Je vous raccompagne ?
Tu acquiesces d’un hochement de tête, flattée de son intérêt, hypnotisée par son aura. Il t’ouvre galamment la portière de son véhicule et t’invite à t’y installer. Le prince charmant, Werner s’en est procuré la panoplie complète. Pour mieux te piéger.
***
Rue de la Pompe
Paris 16e
le 15 février 1980
un peu plus tard dans la nuit…
Un piano de concert loué pour l’occasion. Un Pleyel au milieu de l’immense salon. Des tentures Renaissance aux murs, d’épais voilages aux fenêtres, des moulures néo-classiques. Dans cet appartement haussmannien, tout respire l’opulence. Lui appartient-il vraiment ? A bien y réfléchir, tu ne connais rien de lui. Enfin, presque rien. Il se dit écrivain, pas artiste. Des discours philosophiques, des pamphlets politiques. Il aime la politique. C’est sa passion, seulement il n’en parle jamais avec les gens qu’il apprécie. C’est un sujet qui fâche et il ne veut pas se fâcher avec toi, pas tout de suite. Pas avant… Déjà que tu as tiqué en traversant le vestibule. Un exemplaire de Mein Kampf.
— Pour en critiquer le contenu, il faut en connaître la substance, se justifie-t-il. Je m’intéresse à toute prose politicienne.
Comment t’a-t-il convaincue de le suivre jusqu’ici ?
— Une surprise ? Quelle surprise ?
— Le genre de présent qui ne tient pas dans un écrin.
Il connaît ton inclination pour cet instrument de musique. Il l’a découverte en feuilletant la presse people.
— Je ne vous imagine pas du tout lire ce genre de magazine.
— Je ne lis pas ce genre de magazine, je ne m’y adonne que pour vous… Dès que je vous ai vue en couverture, j’ai su qu’il n’y avait que vous.
On ne t’a jamais ouvertement draguée ainsi, avec autant de classe et d’assurance conjuguées. Regard intense. Le désir luit dans ses yeux et embrase les tiens.
— Qu’est-ce que vous voulez de moi ?
— Jouez-moi un morceau. C’est pour vous que je l’ai fait installer, Solenn. Je suis prêt à tout pour vous ! Pour vous plaire…
Son magnétisme t’électrise. L’alcool te monte à la tête. Tu ne sais plus vraiment où tu en es. Tu devrais être chez toi, en train de dormir. Parce qu’une longue journée t’attend. Mais tu es là, avec cet homme. Tu t’assois au piano. Sans partition, tu improvises : Michel Legrand, Les parapluies de Cherbourg – Je ne pourrai jamais vivre sans toi (1). Un thème suranné, presque cliché, un lieu-commun du romantisme ; le seul qui te soit venu d’instinct, sans réfléchir. Une interprétation inédite qui chante sous tes doigts de fée. Dire qu’il va y goûter ! Envoûté à son tour, il te tend la main, t’entraîne avec lui vers sa chambre, sans un mot. Il t’embrasse fougueusement, déboutonne ton chemisier, avide de caresser ta peau, en fait glisser le tissu satiné pour dénuder tes épaules et découvrir une dentelle ambrée…
Mon écran se crypte. Tu ne m’as jamais donné les clés de ce jardin secret. Je ne peux que deviner sa domination charnelle, la jouissance de ton premier émoi, tes paupières à demi-closes, son plaisir égoïste. Sa violence ne te déplaît pas en de pareilles circonstances…
Au petit matin, juste un mot griffonné au crayon à la place du vide.
***
Paul,
j’ai peur que nous allions trop vite.
J’ai peur que cela ne soit qu’éphémère.
J’ai peur de souffrir…
Je n’ai pas l’habitude : les histoires d’amour ne me sont pas familières…
Peut-être n’est-ce qu’une illusion, une chimère… Comment savoir ?
J’aimerais te revoir ce soir, au théâtre.
Pour boire un verre, pour parler… Ou toute autre chose…
Pardonne-moi si je pars comme une voleuse sans oser t’éveiller, mais je dois m’absenter.
Une affaire de famille…
Rejoins-moi dans ma loge après le spectacle, je serai là. Pour toi…
Je t’embrasse.
Solenn
***
Il a gagné ton cœur, il a su te prendre… Par les sentiments, mais pas seulement. Il relira Mein Kampf en attendant ton retour. Car tu lui reviendras, il en a la certitude.
(1) : Thème principal du film Les parapluies de Cherbourg (1964), réalisé par Jacques Demy.
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