6 : "Guernica"

5 minutes de lecture

« J’veux pas savoir ! T’as pas compris ? J’veux rien savoir… »

Isabella Ferrari à Patrick Bruel, dans K (1997), long métrage réalisé par Alexandre Arcady.

Rue de la gare

Annecy (74)

le 1er janvier 1981

14:30

— Vous ne nous accompagnez pas ? s’enquiert Margaux.

— Non, je crois que notre invité tient à prouver sa supériorité intellectuelle en me défiant aux échecs, lui rétorque un Guillaume aigri.

L’ambiance est éruptive. Werner s’échine à déstabiliser tes amis depuis votre arrivée. La candidature de Coluche aux élections présidentielles a mis le feu aux poudres. Et depuis, tu assistes au désastre, impuissante.

— C’est scientifiquement prouvé, Guillaume : le cerveau d’un intellectuel est beaucoup plus apte à élaborer des stratégies complexes que celui d’un manuel ! Il n’y a vraiment pas de quoi prendre la mouche, ni même de vous sentir offensé, voire inférieur… C’est un fait, c’est tout !

— Ben voyons ! Méfiez-vous, Monsieur le Théoricien : je pourrais être l’exception qui confirme la règle…

Margaux et Guillaume sont des gens simples, un rien province. Une intelligence moyenne, animée de bon sens, un physique quelconque.

Lui, petit ébéniste en début de carrière. Plutôt grand et sec, le corps osseux, le dos légèrement voûté par ses postures, il a la fierté du terroir et l’accent traînant d’un frontalier suisse.

Elle, artiste-peintre à ses heures. Native de la Venise des Alpes, elle a cette fadeur incolore que rehausse un caractère franc et entier. Un carré terne, dans des tons clairs qui n’accrochent pas vraiment la lumière, un regard pétillant égayant une silhouette anodine. Des formes rondes, exacerbées par la venue prochaine d’un heureux événement.

Des gens simples, vraiment. Tu les connais depuis toujours. Ils sont ce que tu étais avant que tu ne te familiarises avec le star-système, ta sphère protectrice, ce que tu as de plus cher. Et ce sont ces êtres que ton amant aime à piétiner de sa suffisance toute parisienne.

— Guillaume, une cigarette ?

L’ébéniste refuse en dodelinant du chef avec agacement.

— Vous ne fumez pas, vous ne buvez pas non plus ! J’ose espérer que, de temps à autre, vous baisez votre femme, et pas qu’un samedi soir sur deux…

— Paul !

Le torchon brûle. Le café et le chocolat noirs servis par la maîtresse de maison n’ont pas réussi à apaiser les tensions, palpables.

— Laisse-le dire, Solenn. Si ça l’amuse…

— C’était une simple plaisanterie, ma chérie. Un trait d’humour dont tes amis, j’en suis sûr, ne sont pas dénués…

Tu le fusilles du regard. Mais il ne cille pas, ne cillera jamais. L’ambition politique de l’humoriste à la salopette rayée ne l’amuse pas du tout. La course au poste suprême n’est pas un spectacle de clowns. Et ces petites gens, ces ignorants qui le soutiennent !

Exaspérées par son attitude désobligeante, Margaux et toi vous levez de table pour vous éclipser dans la plus grande indifférence machiste. Ces messieurs sont dans leur monde.

— Je corse l’affaire, Werner. Cinq minutes de réflexion par coup. Avec mon blitz comme juge de paix. Vous en êtes ?

— Ça ne favorise guère les tactiques élaborées, mais je suis beau joueur. Alors oui, j’en suis.

Polka, la chienne labrador, vous précède dans le hall d’entrée.

— On verra si vous l’êtes toujours quand vous aurez perdu la partie.

La mimique silencieuse de Paul en dit long sur sa condescendance. La porte claque derrière vous sans qu’aucun d’eux ne s’en formalise.

***

Les arcades et les rives du Thiou sont désertes. Le vent du Nord s’immisce aux confins de la moindre ruelle, chuinte et gifle vos figures rougies par les températures hivernales. Seul le crissement de vos pas sur la neige trouble le silence environnant. Margaux est la première à le rompre.

— Quand devez-vous remonter sur Paris ?

— On repart dès demain matin. Ensuite, je m’envolerai pour Guernica. Costa-Gavras m’y attend pour débuter le tournage de son dernier film, consacré à la Guerre d’Espagne. Il m’en a même confié le premier rôle…

— Rien que ça ! Hier Crozats et Resnay, aujourd’hui Costa-Gavras, que des réalisateurs engagés, dis-moi !

— Stephen me répète constamment cette phrase : « Pour que le cinéma s’élève au rang d’art majeur, il faut qu’il ait quelque chose d’intéressant à défendre. »

— Ne serais-tu pas un peu amoureuse de lui par hasard ? te demande Margaux, un brin taquine.

— Ça va pas non ? On s’entend bien, c’est vrai, mais je te rappelle qu’il a vingt ans de plus que moi, et qu’il est gay.

— Oh, ça c’est juste un détail…

Complicité retrouvée, fou-rire d’adolescentes. Pas pour longtemps.

— Je suis vraiment heureuse, tu sais. J’exerce le plus beau métier du monde et Paul me comble de bonheur.

— Si tu le dis…

— Tu ne me crois pas ? Pourtant, je t’assure qu’il est très prévenant, très attentionné avec moi ! Je n’ai jamais été aussi amoureuse… Je te jure, il est d’une bonté infinie…

— Je n’ai pas l’impression d’avoir eu le même individu dans mon salon, tout à l’heure.

— Il a été désagréable, c’est certain… C’est sûrement la sortie de son nouveau livre qui le travaille…

— Bon sang, So-so, cesse de lui trouver des excuses et ouvre un peu les yeux ! A la moindre occasion qui se présente, il s’empresse de nous rabaisser. Tous les prétextes sont bons…

— C’est parce que vos opinions politiques divergent, c’est tout. Il faut bien avouer que Coluche Président, ça prête à sourire, non ? C’est une bouffonnerie de plus de l’amuseur public, mais elle insupporte Paul. Pour lui, on ne peut pas rire de tout, et surtout pas d’élections aussi capitales que celles qui se profilent dans les mois qui viennent.

— Et tu penses comme lui ?

— C’est quoi, cette question ? Où veux-tu exactement en venir, Margaux ?

Tes traits se durcissent imperceptiblement.

— Il est d’extrême-droite, Solenn, tu sais ce que ça signifie ?

— Pardon ?

— Paul est néonazi, ma vieille ! Et ça, ça colle pas du tout avec toi ! Ça ne ressemble pas à tes idéaux… Un jour ou l’autre, il t’empêchera de tourner dans des films comme Guernica, il t’empêchera d’être toi !

— Ce sont des mensonges, tout ça, des calomnies ! Personne ne me dictera jamais ma conduite, tu m’entends ? Personne…

— Solenn, je suis ton amie ou pas ? Franchement, je n’ai aucun intérêt à te raconter des cracks, tu sais… Tiens, lis ses bouquins et tu découvriras enfin sa nature profonde. Et nul besoin d’avoir fait Science-Po pour comprendre…

Tu restes sourde à ses propos. Elle prétend être ton amie, mais débite les mêmes arguments, les mêmes absurdités que les détracteurs de Werner. Tu te raidis, tu tranches.

— Le sujet est clos, Margaux ! De toute façon, on n’est plus sur la même longueur d’ondes, toi et moi. On ne sera plus jamais sur la même longueur d’ondes…

— C’est toi qui vois, So-so ! Seulement, c’est pas un mec pour toi, je tenais à te le dire. Tu es mon amie d’enfance, je ne pouvais pas me taire ! Je ne pouvais pas… Parce que ça me rend malade de te savoir avec un type pareil, parce qu’il va te rendre malheureuse… Je ne voulais en aucun cas te blesser, Solenn, en aucun cas… Tu me pardonnes ?

Les pas dans la neige, le silence. Les prémices d’une césure…

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