21 : Café de Flore
« Je la regarde alors et je pense qu’elle est formidablement belle, saine, désirable – mais je ne la désire pas… Simplement, je reçois cette énorme irradiation, l’impact de ce charisme rayonnant. »
Yves Montand, à propos de la naissance de son idylle avec Marilyn Monroe.
Café de Flore
172, boulevard Saint-Germain
Paris 6e
fin octobre 1989
15:15
— Bonjour Aziz, je suis affreusement en retard. Veuillez m’excuser, mais j’ai eu un mal fou à trouver une place. Pas vous ?
Alors que quelques semaines plus tôt, tu étais d’une pâleur cadavérique, tu te présentes dans ce bistrot rayonnante, fraîche comme une rose. Ton interlocuteur est subjugué par cette apparente désinvolture.
— Euh… A vrai dire, je n’utilise que les transports en commun.
Euphorique, tu écoutes à peine sa réponse.
— Vous avez commandé ? t’enquiers-tu.
Il brasse machinalement sa cuillère dans une tasse quasiment vide.
— Oui… Oui, j’en suis déjà à mon deuxième café.
— Garçon ! Un verre de chardonnay, s’il vous plaît.
Il te regarde, éberlué. Ta commande l’apostrophe. Du chardonnay en plein milieu de l’après-midi. Vous n’êtes vraiment pas du même monde… Charmeuse, tu portes une Royale Menthol à ta bouche.
— Oh, je manque à tous mes devoirs ! Vous en voulez une ?
— Non, merci, je ne fume pas.
Tu l’allumes. Tu es tellement différente de celle qu’il a rencontrée un mois plus tôt. Moulée dans une tenue provocante, ultra sexy, tu joues les aguicheuses, séductrice en diable. Avec cette évidente volonté de susciter le désir. Un désir d’exister…
— Je… Je n’ai pas vraiment cerné l’objet de notre rendez-vous.
Sa timidité, gauche, te touche.
— Je voulais m’excuser. Pour mon comportement au parc Monceau, je veux dire. J’étais paniquée…
— Vous êtes toute excusée. N’importe qui aurait réagi comme vous…
— N’importe qui, non. J’ai été négligente vis-à-vis de Jérémie et… Mon mari me le rappelle tous les jours.
Tu te troubles.
— Garçon ! La même chose s’il vous plaît !
Tu descends ton second verre d’une traite.
— Pourquoi me dévisagez-vous comme ça ? l’interroges-tu, intriguée.
— Vous ne devriez pas boire autant…
— Et pourquoi pas ? rétorques-tu pleine de cette fausse assurance qui ne trompe pourtant pas le jeune homme qui te fait face.
— Parce que l’alcool n’a jamais réglé le moindre problème, bien au contraire…
Un voile de tristesse t’habille soudainement. L’actrice qui donne le change à son public s’efface, un être gracile et fragile se fait jour. Aziz recouvre ta main de la sienne avec sollicitude. Tendresse. Une larme s’échoue sur ton fard.
— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être déconsidérée du jour au lendemain par votre époux, et votre fils. Vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir le sentiment de n’être plus rien. Ni femme, ni mère. Ni même comédienne, les propositions de rôles se raréfiant au fil des semaines.
Tu ne supportes pas d’être transparente. Quand la lumière s’éteint sur ton corps, tu te fanes.
— Alors oui, je bois. Je bois pour tenir. Sans l’alcool, je tiendrais pas…
Il t’aide surtout à oublier tout ce que tu as raté. Tes propos se font décousus, mais Aziz t’écoute. La gentillesse est une denrée si rare… C’est devenu si rare que tu te laisses porter. Tu as envie qu’on s’occupe de toi, qu’on te dise que tu es belle les cheveux au vent, qu’on te raconte des chimères qui ne servent qu’à rêver… Tu veux qu’on te construise une bulle pour fuir un temps ta réalité. Parce que tu la trouves laide, ta réalité, et que tu crèves de solitude. Tu veux croire en l’amour, même s’il est fou, même s’il est illusoire. Pourvu qu’un homme pose enfin les yeux sur toi.
— J’étouffe ici, j’ai besoin de partir. Besoin… Oh, Pas longtemps ! Juste un week-end… Besoin de partir oui, besoin d’être aimée aussi, besoin de vous… J’ai besoin de vous, Aziz.
— Je ne comprends pas. En quoi puis-je vous aider ?
— Partons ensemble, s’il vous plaît ! Oui, emmenez-moi…
— Pour aller où ?
— N’importe où ! Vous vous souvenez de ce poème de Blaise Cendrars, celui qui débute par « Quand tu aimes il faut partir » ? C’est ce que je dois faire, partir.
— Tu es plus belle que le ciel et la mer…
— La mer, oui. J’ai toujours aimé la mer… Emmenez-moi voir la mer ! Ou l’océan…
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