22 : Hôtel des Amériques
« Comment garder dans ma main ces nœuds de couleur qui se dénouent indéfiniment, ces caresses inventées par l’autre et que je ne sais reproduire, ces mots que je ne sais pas dire ? »
Bernard Giraudeau, Cher amour (2009)
Rue Pierre-Budin
quartier de la Goutte-d’Or
Paris 18e
début novembre 1989
9:10
— Alors, où va-t-on, Solenn ?
— A Deauville !
— Deauville, rien que ça ! C’est pas un peu rupin comme destination ? Tu ne préférerais pas quelque chose de plus discret, de plus intimiste.
— Je suis une femme du monde, Aziz. Je ne sais pas me contenter de la modestie d’un petit motel niché au fin fond de l’arrière-pays niçois…
— Et c’est par extravagance que tu roules décapotée en plein mois de novembre ?
— Un Écossais se croirait presque en été avec un temps pareil ! Et puis, sur un cabriolet Mercedes, le chauffage est suffisamment puissant pour voyager la tête dans les nuages à la moindre éclaircie. Serais-tu un brin frileux ?
— Il faut dire aussi que je n’ai pas vraiment le type écossais…
Un concert de klaxons se fait entendre pour manifester la colère de quelques grincheux, briseurs de romance. Les joies de se garer en double file dans une rue étroite de la capitale…
— Je pense qu’on gêne, là…
— Ouais, ça va, on a compris, lâche le jeune maghrébin d’une voix sourde à l’attention des autres automobilistes.
Avant de démarrer, Aziz sonde tes iris des siens, peinant à réaliser sa chance. Intimidé, il cherche ses mots.
— Solenn, je… Je voulais te demander : pourquoi tiens-tu absolument à ce que ce soit moi qui prenne le volant ? Après tout, c’est ta voiture…
— Parce que, comme dans les danses de salon, c’est à l’homme de conduire.
— Euh… OK, mais je te préviens, je n’ai jamais conduit d’automatique.
— Il y a toujours une première fois, tu sais, minaudes-tu, mutine, et elle est souvent inoubliable…
Paris sous un soleil d’automne, une atmosphère romantique propice à l’abandon, à l’amour tel qu’on l’imagine. Vos visages se rapprochent l’un de l’autre, vos lèvres se frôlent… Le bruit incongru qui siffle à vos oreilles vous rappelle brutalement que vous n’êtes malheureusement pas les héros d’une bluette sur pellicule et que la meute parisienne s’impatiente.
— Si tu faisais une distribution d’autographes, tu crois qu’ils me laisseraient t’embrasser ?
— Je ne suis pas sûre que ça suffise à les apaiser.
— Dommage…
Le feulement du V8 réveille l’élégant cabriolet qui se meut avec prestance en dégageant l’artère engorgée. Le périphérique, puis l’autoroute, ton foulard Hermès battu par le vent, et la voix de Patricia Kaas dans les hauts-parleurs : Mon mec à moi…
Vous relèverez la capote électrique sur les trente derniers kilomètres. Le froid s’est invité avec vous sur la côte. Il ne vous empêche pas de rire et courir comme des adolescents sur la plage, de vous noyer dans les tons presque gris cendre de ce ciel brouillé qui se fond dans la mer. Les embruns salés t’attirent, l’eau a toujours été ton élément. Tu t’y précipites toute habillée, entraînant ton nouvel ami dans ton sillage. La Manche est glacée, vos vêtements trempés d’humidité, et pourtant… Pourtant votre premier baiser y prendra naissance, comme les prémices de cet amour qu’Aziz te porte.
***
Une suite de l’Augeval, un hôtel de charme moins convenu que le très classique Normandy. Deux solitudes qui se retrouvent ou se rejoignent, comme celles de Deweare et Deneuve dans ce film de Téchiné. Sauf que vous n’êtes pas sur un plateau de tournage. Il n’y a pas de cameraman, pas de réalisateur pour diriger vos gestes, pas de répliques inscrites sur un script, juste lui et toi dans l’intimité de cette chambre. Et lorsque tu te rends compte que la scène d’amour que vous vous apprêtez à jouer sans spectateur n’est pas fictive, tu paniques. Tout va trop vite, trop loin, tu ne contrôles plus rien. Et ça te fait peur. Au point de te débattre, de repousser farouchement ce soupirant qui t’assaille de ses ardeurs. Inconsciemment, c’est peut-être contre Paul que tu luttes. Tu l’imagines tapi quelque part dans l’ombre, à vous observer. Prêt à prendre la place de son rival pour te baiser, le violenter. Te violenter… En gentleman, Aziz respectera ton vœu et s’éclipsera de cette nuit qu’il avait rêvée torride.
Tu ne dormiras pas. La solitude te pèse. L’actrice a une fois de plus tiré la couverture à elle. Mais à quoi bon jouer sans public et sans fard ? Le miroir est cruel et te renvoie tes échecs en pleine figure. Tu as tout, la fortune et la gloire. Tu n’as rien, rien qu’une existence nimbée de ce vide qui t’étouffe et te bouffe. Personne ne sait, et pourtant, tous les regards sont braqués sur toi. La foule attend que le funambule tombe. Que tu tombes… Alors, la tentation te guette, ton esprit abdique. Oui, c’est tellement plus facile de s’égarer dans les bras d’un vieil ami. Celui qui ne jugera pas. Ce compagnon nocturne assez fourbe pour te mettre pernicieusement en confiance afin que tu t’offres à lui sans aucune arrière-pensée. Cet ami qui s’insinue de plus en plus dans ta vie, dans tes nuits. Celui qui va jusqu’à peupler les minibars des hôtels…
***
Il doit être 9 ou 10 heures quand tu traverses le hall pour rejoindre la salle de restaurant. Aziz y est attablé, parcourant distraitement le quotidien régional. Une façon comme une autre de se donner une contenance en attendant ta venue. Tu prends place face à lui.
— Bonjour, hasardes-tu timidement.
Il replie son journal. Son sourire est affable, comme s’il avait tout oublié de la veille.
— Bonjour Solenn. Bien dormi ? J’ai pris la liberté de te commander un thé citron et des croissants. J’espère que ça te conviendra…
Il est beau comme un dieu, solaire comme un astre, mais son amabilité sonne faux. Il ne peut pas ne pas avoir remarqué ta mine défraîchie, tes cernes sous les yeux.
— Oui, ça ira, merci. Aziz, je… Je tenais à m’excuser pour hier soir. Je comprendrais tout à fait si tu m’en voulais, je… J’ai été odieuse avec toi.
— Je ne t’en veux pas, Solenn. J’ai goûté à tout ce que tu m’as donné, j’en ai encore la saveur sur mes lèvres, et pourtant… Je vais partir, Solenn, je vais rentrer sur Paris.
— Pourquoi ? On peut encore profiter de cette journée…
— Non, on ne peut pas. Tu as voulu t’échapper de l’emprise de Werner le temps d’un week-end, mais il est toujours là. Et tant qu’il fera partie du paysage, il ne pourra pas y avoir de nous deux.
— Aziz…
— Solenn, je suis un homme de chair et de sang, pas un jouet. Et tu m’as rejeté, tu as jeté ce jouet qui aspirait à t’aimer comme seul un homme sait le faire. « Quand tu aimes il faut partir », c’est ce que tu m’as dit pour me convaincre de t’arracher à ton existence. Et c’est ce que je vais faire, Solenn, partir. Parce que je ne vois pas comment t’aimer autrement.
Le jeu de l’amour s’achève plus tôt que tu ne l’avais prévu. Le pantin de chair et de sang s’est rebellé, il a compris que tes amours étaient feintes. Paul a l’habitude des faux-semblants, pas lui. Il a besoin de cette sincérité que l’actrice a hypothéquée sur l’autel de votre romance. Cette distance avec ta réalité, tu veux la prolonger le plus longtemps possible. Quitter Deauville pour pousser jusqu’à Honfleur. Crozats y possède une maison de ville sur le vieux port, un héritage de sa mère. Avec un peu de chance, il y séjourne avec Mitch pour le week-end, loin des tumultes parisiens. Stephen, une amitié plus fiable que l’alcool, une oreille plus attentive aussi. Hélas ! Tous les volets sont fermés. Que faire dans cette bourgade quand les jours sont gris comme la pluie ? Errer, errer dans les rues désertes, sans but. Errer et boire. Et boire, et boire encore… Parce qu’il est beaucoup trop tôt pour rentrer sur la capitale.
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