43 : Heartbreaker

9 minutes de lecture

« Je t’aimais tant Hélène /

Il faut se quitter […] /

Je regarde le soir /

Tomber dans les miroirs /

C’est ma vie /

C’est mieux ainsi Hélène […] /

Il va falloir changer de mémoire… »

Michel Piccoli & Romy Schneider en duo sur La chanson d’Hélène, extraite de la bande originale du film Les choses de la vie (1970), réalisé par Claude Sautet.

Titre écrit par Jean-Loup Dabadie et composé par Philippe Sarde.

Palais des Congrès

Place de la Porte-Maillot

Paris 17e

le 22 février 1992

23:57

A l’issue de cette soirée qui aurait dû être sienne, Stephen n’a plus qu’une seule obsession en tête : s’éclipser au plus vite de ce détestable spectacle de marionnettes, quelques minutes avant la clôture officielle de celui-ci, et échapper aux photographes comme aux journalistes par l’entremise d’une porte dérobée. Non pas qu’il reparte bredouille, bien au contraire – Riyad raflant à lui seul la bagatelle de cinq César –, mais suite à ton coup d’éclat, il redoute qu’on ne puisse lire sur son visage que la honte et l’humiliation d’un homme qui n’a rien fait pour mériter telle sentence.

À la tribune, il avait été étonnamment peu disert, quasi laconique dans ses timides remerciements, lui qui avait tant répété son discours, s’imaginant citer Melville, l’enfant terrible de la Nouvelle Vague, à propos de la constance nécessaire que se doit d’avoir l’intégralité de la filmographie d’un cinéaste ; évoquer Hiroshima mon amour, ce chef-d’œuvre de Resnais qu’il affectionne tant, ce cinéma d’auteur qui l’a si profondément marqué, influencé dans l’exercice de son art, ses créations, et dont il se réclame être l’héritier légitime ; dédier sa victoire à sa mère, à Mitch, l’amour de sa vie prématurément disparu dans l’indifférence générale ; louer cette indéfectible amitié qui vous liait lui et toi… Non, il ne s’attarda en rien sur tout ce qui lui importait jusqu’alors, se contentant de débiter d’insignifiantes peccadilles qui ne racontaient rien de sa fierté d’avoir enfin été reconnu par ses pairs. Après l’éloquence démesurée de ta tirade, l’exubérance de sa suffisance n’avait plus vraiment sa place sur cette scène et il en avait conscience ; il ne pouvait qu’être contrit, étriqué dans l’ombre, effrayé par ces projecteurs, cette lumière aveuglante à laquelle il aspirait tant et qui le montrait désormais d’un doigt réprobateur. Les applaudissements ne furent qu’une réponse bienséante à ce parvenu qu’on méprisait comme un usurpateur de couronne, les congratulations, de la confiture donnée à un cochon. Son heure de gloire, tu l’avais transformée en chemin de croix, et rien ne laissait alors augurer sa résurrection future.

De ton côté, tu ne sais pas encore que tu l’as blessé, que tu l’as enterré professionnellement. Alors tu te lèves à sa suite, accoures dans son sillage et l’interpelles avant qu’il ne s’engouffre dans une limousine anonyme.

Oh Papi, qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu t’enfuis comme un voleur ? T’as oublié qu’on allait tous fêter ça au Fouquet’s ?

Stoppé dans son élan, appuyé contre la portière, il te considérera longuement avant de te répondre.

T’es vraiment trop conne ou trop naïve, ma pauvre ! Mais enfin, t’as pas compris ?

Estomaquée par sa réplique acerbe, tu peines à soutenir son regard.

Compris quoi ?

Que c’est fini pour toi et moi, que nous ne serons toujours que des parias à leurs yeux, qu’ils ne se feront plus jamais chier à faire semblant ! Aucun de nous deux ne sera plus jamais le bienvenu à leur petite sauterie guindée, au Fouquet’s ou ailleurs… Tu percutes toujours pas ?

Non… souffles-tu, éberluée.

Je t’ai connue bien plus clairvoyante, ma chère, mais ça c’était avant. Quand il fallait te porter pour te ramener à la surface, avant ton numéro d’opérette de ce soir.

C’est pour ça que tu m’en veux ? Je n’ai pourtant rien dit d’autre que ce que tu penses ouvertement…

Tu ne sais pas ce que je pense ! Tu ne sais pas ce que je ressens là, en mon for intérieur ; tu ne sais pas l’importance vitale que revêtait pour moi cette soirée. Pour toi, c’est facile, tout est arrivé tout cuit dans ta bouche alors que moi j’ai trimé, j’ai galéré des années durant pour pouvoir espérer un jour décrocher ce Graal. Tu ne sais pas combien j’ai crevé la dalle à mes débuts, combien c’était dégradant de courir les castings et les cachetons minimalistes quand on n’a pas la gueule d’un jeune premier. Tu ne sais pas quelle revanche sur la vie je voulais prendre en brandissant bien haut mes trophées, combien elle est dégueulasse de m’avoir arraché ce que j’ai de plus cher sur cette Terre… Tu ne sais rien, tu t’apitoies sur toi-même en égoïste, mais tu ne sais jamais quand les autres ont tout aussi mal ! Non, tu ne sais rien…

Il pleure. Pour la première fois devant toi, il pleure. Abondamment. Tu aimerais pouvoir le consoler dans tes bras, le serrer contre toi mais tu restes là, pantelante. Impuissante. Figée. Tu ne peux pas, paralysée par ces vérités qu’il vient de t’asséner comme autant de gifles qui s’enchaîneraient à un rythme effréné.

Un silence s’étire. Long comme un jour sans pain. Avant qu’il ne conclue votre dernière entrevue, avant ce qui te paraîtra un siècle.

Ne me rappelle pas, Solenn, ne m’appelle plus. Plus jamais…

Il monte dans la limousine, annonce sa destination à son chauffeur et ignore tes sanglots de gamine en remontant la vitre fumée.

Est-ce vraiment à cet instant que tu as commencé à te mourir, Solenn ? Mourir d’une trop lente agonie ? Quand tu t’es sentie durablement abandonnée par cette figure paternelle, ce second père pour lequel tu avais tant d’affection ?

Le récit de cette douloureuse séparation te meurtrit la chair, davantage que celui de n’importe quelle rupture amoureuse. Parce que tu as souffert de le faire souffrir, parce qu’il fera le mort pendant plus d’une année.

Une année durant laquelle l’Oscar du meilleur film étranger lui échappera. Une année durant laquelle on mettra en doute son honnêteté artistique en insinuant que tu aurais été doublée pour la plupart des scènes de Riyad, que tu n’y jouerais quasiment pas, qu’il se serait servi de ton nom et de ta notoriété pour attirer le public dans les salles obscures. Une année durant laquelle il ne se défendra pas.

***

Port de Sevrier (74)

le 17 mars 2008

17:25

Dans mes souvenirs tellement vivaces, tellement brûlants, je suis assis tout contre toi, lovée sur le velours sombre de la banquette Black & Velvet. Et l’instant d’après, tu m’échappes. Tu t’isoles, solitaire, me taisant quelque secret que tu as emmené avec toi dans ta tombe. Et puis, toujours cette détonation trop sourde qui me réveille au petit matin. Trop de violence, Solenn. La vapeur d’eau qui t’enrubanne, qui t’éloigne, te mitraille la peau ?

Sans toi je me perds, le temps qui passe ne guérit pas cette blessure qui saigne tant depuis toi ; ton absence me crève…

Le bruit du ressac, l’écume blanche qui s’émousse… Je suis spectateur-verrière des voyages que nous n’avons jamais faits ensemble, de ce que nous ne nous sommes jamais dit sur le rivage, toi fumant une cigarette mentholée, emmitouflée dans ton châle de laine, et moi le regard dans le vague de l’océan. Là où il y a tes mots, il y a toi…

***

« Après… Après j’ai marché longtemps je crois. J’ai erré dans la ville noire. Était-ce elle qui l’était, était-ce moi ? C’était comme si tout s’arrêtait, là, maintenant. Comme si je n’avais plus rien, je n’étais plus rien. Une star césarisée, oui, mais déchue de son trône. Je n’étais plus reine, je n’étais plus qu’un quidam qui s’enivre pour combler la solitude de son existence, un vide.

Assise sur un quelconque trottoir que j’aurais tout aussi bien pu arpenter comme une catin, je m’exsanguais sans larmes, je n’en avais même plus à verser. Parce que sous les projecteurs, j’avais montré mes failles, grimées comme un carré d’as, et pourtant tellement visibles, tellement évidentes. Oui, soudain ils avaient vu la vraie Solenn Avryle. La femme qui sombre, pas l’actrice qui brille. Trente ans passés, et une carrière que je brisais sous leurs yeux, en direct live et en plein vol. Et dans ma chute vertigineuse, j’entraînais avec moi mon meilleur ami, mon Papi que j’aime comme un père, mon Stephen. Celui que je venais de trahir…

Je me perdis alors dans mes pensées nébuleuses, je ne savais pas bien si l’apparition blanchâtre qui évoluait devant moi, onirique, était réelle ou si elle n’était qu’une réminiscence de ce champagne millésimé qui avait eu raison de moi sur scène, quelques heures plus tôt. C’était un navire volant qui étincelait, avec à sa barre une femme très sûre d’elle, parée d’un blanc immaculé. Mon double ? Peut-être… Toujours est-il que c’en était presque trop lumineux, que ça m’agressait presque trop la rétine, déjà fragilisée par mon éthylisme passablement avancé.

Le navire se posa, une Tempête Argentée – c’était son nom, plutôt raccord avec la nuit que je venais de vivre. La jeune femme très sûre d’elle en descendit d’un pas affirmé. En la voyant ainsi déambuler de sa démarche féline, à ma rencontre, je me disais qu’elle avait la prestance et l’étoffe des grandes actrices de l’âge d’or du cinéma. Et puis, elle me tendit la main pour m’inciter à me lever.

— Pourquoi tu leur as laissé voir ça ? me demanda-t-elle.

— Voir quoi ? balbutiai-je.

— Ta détresse, tes imperfections ; ta colère, ta rage. Tout ce qui ne se montre pas. Tu es une actrice, tu es censée incarner le rêve, le glamour… Les apparences, Solenn, c’est tout ce qui compte, l’image que tu renvoies aux autres.

— Mais enfin, qui êtes-vous ?

— Aurora, reine des cieux et fille du vent. Et peut-être ton prochain rôle si un jour le monde du cinéma te donnait une seconde chance dans l’adaptation du roman qui m’a faite héroïne (24)… Stephen t’avait pourtant prévenue : qu’importe tes déboires, ta vie privée mise à mal par les tabloïds – ne laisse jamais une seule porte ouverte à ces vautours qui osent te photographier sans maquillage –, tu te dois de rester professionnelle face à ton public ! Tu as du talent, Solenn, beaucoup de talent, autant que moi j’en ai dans l’art de naviguer le ciel. Tu as tourné avec les plus grands en gagnant leur respect, en leur montrant de quoi tu étais capable sous leur direction. Alors, ne leur donne jamais l’occasion de douter de toi en dévoilant, par mégarde ou impudeur, tes faiblesses ou addictions…

— C’est trop tard ! Beaucoup trop tard même… Plus personne n’osera à nouveau me faire confiance, pas même Stephen !

— Se reconstruire passe parfois par un retour aux sources. L’univers du show-business est trop chimérique, trop surfait pour te donner les clés d’un nouveau départ. Pas Margaux, pas ton amie d’enfance. Elle, elle a compris qu’il y avait deux Solenn, elle a compris ton abandon pour mieux briller. C’est vers elle qu’il faut te tourner désormais. Elle seule saura te guider pour renaître de tes cendres…

Je clignai des yeux. Ma vision fantasmagorique s’estompait peu à peu. Dans la brume ankylosée qui se dissipait progressivement de ma pénombre, une silhouette fantomatique se fit jour. Celle d’un homme : mon chauffeur de maître. Ce chevalier qui m’avait déjà sauvée de l’appel de la Seine et du courroux de Paul. Et qui me sauva de moi.

— Aymeric ? Co… Comment m’avez-vous retrouvée ?

— Peu importe, Solenn, me répondit-il en me prenant par la main. Venez, il faut rentrer. Je vous ramène à Neuilly…

Il me serra dans ses bras, me réconforta à sa manière. Avec douceur et gentillesse. Plus tard dans la nuit, je le laisserai m’aimer. Sans toutefois donner suite à cette liaison éphémère, à sa tendresse. Parce que je n’avais que mon corps à lui offrir. Parce que j’avais une vie à reconstruire… »

(24) : Aurora est un personnage de fiction créé par Aman Senna. Il apparaît pour la première fois dans le premier tome d’Épaves et horizons, non publié à ce jour. Et c’est avec l’aimable autorisation de son auteur que je l’utilise ici.

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