58 : Pretty woman

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— Tu la baiseras pas ?

— Non !

— Non ?

— Non ! J’aimerais… J’aimerais être avec elle !

— J’te conseille de la baiser…

Brad Pitt à Henry Thomas, dans Légendes d’automne (1995), long métrage d’Edward Zwick.

Paris

décembre 1993

Un premier combat, un second. Dans ce bras de fer qui t’oppose au gouvernement en place, tu ne cèdes pas. Tu te fais porte-parole de ces hommes et femmes que nous sommes, ces laissés pour compte, ces opprimés que l’on déporte dans des centres de transit temporaires avant qu’on ne les expulse définitivement.

Tu viens nous rendre visite tous les jours, tout le temps. Le matin avant de te rendre sur le tournage de Romy, à ta pause méridienne pour partager notre quotidien l’instant d’un repas, la nuit pour raconter des histoires aux minots, dont certains comprennent à peine ta langue et que tu fascines pourtant. Tu chantes avec nous notre misère, donnes des interviews pour dénoncer le sort qui nous attend. Tu joues les mères Noël le soir du réveillon, mets des étoiles dans les yeux de tous les enfants présents en offrant un jouet mirifique à chacun d’entre eux, en leur fredonnant des comptines qu’ils n’oublieront jamais. Tu es plus maternelle avec eux que tu ne l’as jamais été avec ton propre fils. Tu as un mot, un geste pour tout le monde, un sourire d’espoir pour chacun d’entre nous, et les crocs acérés envers tous ceux qui souhaitent notre départ. Alors, dans mes yeux aussi, il y a ces milliers d’étoiles qui s’égrènent à chaque fois que tu es là.

***

28 décembre 1993. Tu choisis parmi nous quelques membres d’une délégation improvisée pour être entendus à Matignon. Et j’ai l’immense privilège d’en faire partie. Face aux questions à venir, tu nous coaches, nous briefes pour qu’on exprime librement tout ce qu’on a à exprimer devant cette assemblée que tu as contrainte à nous écouter. Tes prises de positions font des vagues, tu deviens femme politique sans vraiment en avoir conscience. « Je suis une simple citoyenne, pas une femme de pouvoir », c’est ce que tu réponds quand les journalistes s’interrogent. Tu séduis à gauche, crispes à droite. On veut te récupérer, tu refuses : « Ces hommes et ces femmes ne sont pas les pions d’un quelconque échiquier politique ! » On veut te réduire au silence, Werner en tête, tu contre-attaques : « L’humanité n’a que faire de vos préceptes de petits bourgeois qui refusent de partager le gâteau dont ils se gavent, et dont ils jetteront plus tard les restes à la poubelle… »

Le Premier Ministre nous a reçus. Il va réfléchir et s’entretenir avec le Président de la République des suites qu’ils comptent donner à cette entrevue. Tu dînes avec nous au Fouquet's, quelque chose de démesuré pour les pauvres quidams que nous sommes. Parce que tu ne mesures pas toujours l’écart qu’il peut y avoir entre ces causes qui te sont chères et l’opulence ou le luxe dans lequel tu évolues par habitude.

***

Depuis quelques jours, depuis quelques semaines, tu m’as nommé chauffeur. C’est donc tout naturellement que je te reconduis en Jaguar à ton domicile de Neuilly. Tout naturellement que tu m’invites à y entrer.

Tu balances avec nonchalance ton manteau griffé, tes escarpins dans le vestibule marbré. Tu t’accroupis pour flatter de tes caresses Oscar, le bichon maltais que t’avait offert Crozats deux ans plus tôt, et qui t’accueille en te faisant la fête. Ton petit chien m’ignore, il n’a d’yeux que pour sa maîtresse, et je le comprends… Tu te relèves, effleures les interrupteurs de tes doigts, arpentes le salon en me faisant signe de te suivre, Oscar sur tes talons.

Je t’en prie, mets-toi à l’aise… me signifies-tu d’un bref regard que je sens pourtant appuyé sur ma silhouette.

Une légère pression sur la télécommande de ta chaîne stéréo. Le carrousel multi-disques s’anime et joue une ballade de Voulzy : My song of you.

Tu veux boire quelque chose ?

Je fais non de la tête, un brin emprunté, planté au beau milieu du gigantisme de cette pièce que je parcours furtivement. Deux tableaux de Vettriano suspendus aux murs, quelques aquarelles signées Margaux Rivière – j’ignore alors qu’il s’agit de ton amie d’enfance –, l’immense portrait noir & blanc d’un cinéaste souriant de toutes ses dents derrière sa caméra – Stephen –, quelques cadres photos voisinant ton César sur une console bois de rose : un couple et leurs trois enfants – la famille Rivière au grand complet –, le même cinéaste que sur le portrait, un autre homme te ressemblant furieusement – ton père.

Tu m’attends quelques minutes ? Je vais rapidement donner à manger à Oscar et enfiler une tenue plus confortable…

La fin de ta phrase fait cliché, même si je ne suis pas familier de ce qui se dit sous vos latitudes, en réalité ou dans les films. Et je me surprends à fantasmer en observant s’éloigner, de ta démarche féline, ton dos nu nimbé de paillettes argentées, ton carré blond sautillant sous l’impulsion de chacun de tes pas.

Je chasse cette idée incongrue de mon esprit et me recentre sur le décor qui m’entoure. Tout est trop luxueux, du mobilier clinquant aux fastueux luminaires, du parquet en point de Hongrie à la verrière en fer forgé surplombant le noir laqué d’un piano à queue. A m’en donner le vertige…

Le duo Berger-Gall succède à Voulzy dans un fondu enchaîné que n’auraient pas renié les meilleurs DJ : Laissez passer les rêves.

***

« Il nous faut le paradis pour oublier l’enfer… »

***

Le paradis… Le paradis pour moi, c’est ici, avec toi. Sauf que je n’en ai pas le droit, je n’ai pas le droit de te rêver ainsi…

Le claquement de talons de tes mules sur le sol vernissé me ramène à toi, et je n’en crois pas mes yeux : ton déshabillé de soie marine me confirme le sous-entendu de tout à l’heure, j’en ai peine à déglutir.

Ne t’avais-je pas prié de te mettre à l’aise ? grondes-tu, taquine, en t’approchant doucement de moi.

Tu fais glisser mon blouson, mon blazer de mes épaules en me fixant de tes prunelles, illuminées d’un désir que je ne saisis pas.

Solenn, je ne sais pas si…

Tu m’interromps de ton index posé sur ma bouche.

Chut… Laisse-toi faire…

Tu dénoues ma cravate, déboutonnes prestement ma chemise, défais ma ceinture, mon pantalon à pinces sous mon regard perdu.

Tu n’as vraiment aucune idée de ce que je veux ?

Si bien sûr, mais à ce moment-là, ça me paraît tellement irréel. J’ai déjà fait l’amour à d’autres filles, mais elles ne menaient pas le jeu comme toi. Je ne suis pas encore en mesure de comprendre cet impérieux besoin d’être aimée qui te consume alors. Je ne sais pas combien cela devient vital pour toi de te sentir femme dans mes bras.

Au milieu du chaos qui se bouscule dans ma tête, je lutte pour ne pas me laisser emporter vers quelque chose que je ne maîtrise pas, de peur de mal interpréter tous ces signaux que tu m’envoies. Jusqu’à ce que ta bouche se pose sur la mienne, et que ta langue ne cherche la mienne pour la convier à s’unir à elle dans un tourbillon d’émotions qui me dépassent. Je tente tant bien que mal de reprendre le contrôle en enlaçant maladroitement ta taille, en tutoyant ton séant, mais mon esprit s’emballe à nouveau lorsque ta main s’immisce dans mon boxer. Je ne peux plus masquer cette rectitude qui n’échappe pas à tes doigts…

Je tremble, mais ce n’est pas de froid. La voix d’un crooner – celle d’Eddy Mitchell entonnant sa Couleur menthe à l’eau peut-être – accompagne tes gestes lorsque tu me bascules sur le cuir blanc de ton sofa. A califourchon sur mon corps dénudé, tu déshabilles le tien pour me laisser le contempler de mes iris, de mes mains, de ma bouche tandis que ton antre ruisselant de désir engloutit mon membre, durci de cette envie qui me brûle de l’intérieur. Mes yeux ne te quittent pas, et c’est toi qui me chevauches. Moi, je n’ose rien, j’ose à peine enserrer tes hanches pour accompagner tes mouvements de va-et-vient, tes soupirs. J’ose à peine te regarder jouir et m’abandonner à ma propre jouissance, je te vénère trop pour ça. La sensation d’un sacrilège ou d’un crime de lèse-majesté me transperce de toute part lorsque le plaisir me submerge. La crainte d’avoir ainsi souillé dans un cri ma déesse, ma reine, avant même que tu ne me l’autorises.

Et puis, tout retombe. La musique s’évanouit, et toi tu te relèves, absente, ramasses ta nuisette échouée sur les lattes en chêne, t’en vêts avant de t’emparer d’un étui à cigarettes et de te diriger vers le balcon-terrasse. A mon tour, je me rhabille en hâte, t’y rejoins. Une Royale Menthol se consume entre tes lèvres lasses et ta peau laiteuse frissonne sous une légère bise. Accoudée au garde-corps métallique, ton regard se perd au loin. Alors, je t’imite sans m’aventurer à esquisser la moindre caresse qui pourrait t’éloigner de moi, et t’interroge :

Tu regrettes ?

Non…

Ta clope choit sur le grès du carrelage et tu l’écrases de ta mule en poursuivant, mélancolique :

Non, je ne regrette pas. Des regrets, j’en ai déjà eus des tonnes, j’en ai eus à la pelle tout au long de mon existence. Et ça sert à rien, ça n’efface pas toutes les erreurs qu’on a pu commettre çà et là.

Je tourne ma tête vers toi et embrasse ta joue.

Je ne regrette pas, c’était bien. Illusoire aussi, parce que je sais très bien qu’au petit matin, il n’en restera rien…

Dans un silence, je prends délicatement ta main.

Viens ! soufflé-je. Viens avec moi… Parce que moi, j’ai envie qu’il en reste quelque chose…

Le salon, le couloir, ta chambre… C’est juste nous deux, c’est juste toi et moi. Oui, cette fois-ci, c’est moi qui vais t’aimer, et je serai ton roi.

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