59 : Ensemble, c’est tout ?
— T’es amoureuse ?
— Je sais pas, c’est l’début…
— Si tu sais pas, c’est qu’t’es pas amoureuse…
Mélanie Laurent à Marie Denarnaud, dans Les adoptés (2011), son premier long métrage en tant que réalisatrice.
Quai Sainte-Catherine
Honfleur (14)
le 31 décembre 1993
Stephen nous a conviés à réveillonner avec lui dans sa maison de Honfleur. Enfin, quand je dis « nous », c’est une façon de parler. Il t’a conviée toi, vous a invités vous, ses amis : Margaux, Guillaume… Et toi, son actrice fétiche. Moi, je ne suis qu’une pièce rapportée, un peu comme Sébastien, son nouveau compagnon. En moins bien, en moins « officiel ». Je suis cet ami que tu lui imposes, celui qui partage ton lit depuis trois jours, mais guère plus. Alors il se fait froid, poli, sans plus.
Je suis étranger à tout ça, à ton monde, à ta vie. Malgré tes efforts pour m’y intégrer. Mina a raison, je ne suis qu’un homme-objet, celui qui comble ce manque qui te ronge, mais pour combien de temps ? Une femme comme toi ne peut pas tomber amoureuse d’un type comme moi, d’un paumé, d’un chien errant, sans domicile… Alors, on baise. Oui, on se baise fort depuis trois jours, avec cette étrange sensation que mes sentiments pour toi sont sans écho. Je te fais l’amour de tout mon cœur, de toute mon âme, mais toi, que fais-tu de moi ? Tu me donnes la parole parfois, tu m’écoutes ; je te parle de moi, mais ne dévoile rien. Rien de ce qui est vraiment important, rien de ce qui me fait vibrer pour toi…
Les mets s’enchaînent au rythme virevoltant de vos conversations bourdonnantes. Et je n’en perçois, pêle-mêle, que des bribes : les difficultés scolaires de Fabien, le fils aîné de Margaux et Guillaume ; l’inspiration créatrice des artistes ; le métier d’ébéniste – puis l’artisanat au sens large - ; l’omniprésence de Delon sur le tournage de Romy en tant que producteur ; la banqueroute de Crozats et la nécessité corollaire de réduire son train de vie… Il a dû se résoudre à vendre son pied-à-terre parisien, son luxueux coupé bavarois, à se séparer de la majeure partie de son personnel domestique. Il se fait volubile et s’emballe en évoquant tout ce superflu auquel il avait pourtant l’air de tenir.
Et moi, je n’en suis que spectateur, j’observe. Me fais distant, tant ce brouhaha me laisse à la porte de ton gotha. Nos tête à tête me manquent, ton intimité me manque. Tu me manques… Je suis en manque de toi, de ta peau contre ma peau, de ton souffle, de ces yeux qui ne se posaient jusqu’alors que sur moi. Je dois te partager sans mot dire, subir ces discours qui m’ennuient parce qu’ils ne nous concernent pas. Et toi, tu n’as pas l’air de le remarquer ; tu as juste l’air de t’en foutre. Pas Margaux. Pas ton amie d’enfance. Elle est pleine de sollicitude à mon égard, note ce malaise qui me pousse à quitter momentanément votre table sous couvert d’une cigarette, à m’éclipser dehors pour respirer. Et elle m’y rejoint…
— Ça ne va pas ? Vous ne vous sentez pas bien ? s’enquiert-elle en posant sa main sur mon épaule.
— Je… Je ne sais pas trop ce que je fous là, en fait. Je ne me sens pas vraiment à ma place…
— Vous avez tort, Zacharia. Tort de vous mettre à l’écart de vous-même…
— Je ne connais rien de ce milieu-là !
— Vous savez, il ne m’est pas plus familier qu’à vous. Et puis, si Solenn a tenu à ce que vous l’accompagniez, c’est que vous devez compter pour elle, vous ne croyez pas ?
— Peut-être… Mais Crozats, il… Il est un peu hautain, non ?
— C’est son côté protecteur. Il est comme un père pour Solenn, alors forcément, il se méfie des hommes qui l’approchent. Il a peur qu’on lui fasse du mal, vous comprenez ? C’est déjà arrivé…
— Son ex-mari, c’est ça ?
— Oui… Elle vous en a parlé ?
— Pas vraiment, non. Je sais juste qu’il est contre nous, les sans-papiers. Et contre elle…
— Il ne faut pas que ce passif, ce passé vous freine, c’est secondaire tout ça… Et puis, plus Stephen apprendra à vous connaître, plus il saura vous témoigner son amitié. Au début, entre lui et moi, c’était tout aussi tendu qu’avec vous. Et ce d’autant plus que j’en étais fan depuis l’adolescence, ce qui me paralysait totalement face à lui. Mais c’est lui qui a fini par faire le premier pas vers moi, à tout faire pour me mettre à l’aise en sa présence. Sous ses dehors excentriques, c’est un être d’une profonde gentillesse, sincère et véritablement généreux, d’une fidélité sans faille. Vous verrez…
— Merci, Margaux. Merci de vous soucier autant de moi, je ne sais pas si je le mérite…
— Cessez donc de douter autant de vous et filez la rejoindre ! Votre amour pour elle crève les yeux…
— Ça se voit tant que ça ?
— Comme le nez au milieu de la figure ! me charrie-t-elle, narquoise.
— Et vous, vous la croyez capable de m’aimer ?
— Je la crois capable de tout…
Sa dernière phrase en suspend ne me rassure qu’à moitié, mais c’est bras dessus-bras dessous qu’elle m’incite à rejoindre le reste des invités.
— Souriez donc ! me harangue-t-elle. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle année, celle de tous les possibles. Alors souriez à Solenn, souriez à la vie…
De retour à l’intérieur, la soirée se poursuit et l’ambiance se détend doucement, jusqu’à devenir plus enjouée. Margaux y est sans doute pour quelque chose : je l’ai vue glisser quelques mots à l’oreille de Stephen, et celui-ci se montre depuis lors plus sympathique, plus chaleureux à mon égard, allant jusqu’à me gratifier d’une tape fraternelle dans le dos et deviser avec moi sur quelque anodin sujet.
Les douze coups de minuit sonnent. Le temps des embrassades et des échanges de vœux pour l’année qui se profile. Des baisers plus appuyés à l’être aimé. Le nôtre ne dure pas, tu l’écourtes. Notre liaison est encore trop récente pour que tu l’affiches ouvertement, même vis-à-vis de tes proches. Peut-être parce que tu ne sais pas vraiment ce que tu ressens pour moi…
Le copieux repas laisse place à une séance de karaoké improvisé. Stephen et Guillaume ouvrent le bal d’une drolatique reprise parodique d’un tube intemporel : Satisfaction des Rolling Stones. Une prestation déjantée qui vous plie tous de rire, tant l’époux de ton amie accentue son imitation des mimiques de Jagger. Margaux et toi leur succédez en entonnant La chanson des jumelles (29) en toute complicité. C’est la première fois que je t’entends chanter, et je ne peux m’empêcher de tomber sous le charme de ta voix, qui me semble ainsi encore plus mélodieuse. Puis, viennent les chansons de couple, ce duo que nous ne formerons pas. Par prétexte, moi l’ignorant de tous vos standards populaires. Et puis, peut-être aussi par choix : tu préfères la légèreté d’une interprétation délirante à ce que tu pourrais laisser transparaître dans ta restitution du phrasé d’une chanson d’amour. Seulement, Crozats tient à ce que tout le monde s’amuse et se refuse à me laisser à l’écart. Il finit donc par prendre les choses en main pour me traîner avec lui devant l’écran :
— Allez, Zacharia, ne fais pas ton timide. Je suis sûr que tu connais une ou deux chansons anglo-saxonnes. La musique n’a pas de frontières ; il n’y a aucune raison pour que l’un de vos transistors n’ait pas un jour crachouillé un tube aussi mythique et mondialement célèbre que My way, n’est-ce pas ?
— Euh… Certainement, Stephen, mais…
— Hop, hop, hop ! Pas de mais ! Je vais même t’accompagner pour te donner un soupçon de courage supplémentaire à te lancer dans notre petite arène. Comme ça, tu te sentiras moins seul et n’auras plus aucune excuse pour te défiler…
Vos applaudissements sonores m’encouragent. Je sais que je ne peux pas me dérober. C’est ma seule chance d’être pleinement accepté parmi vous, d’intégrer votre clan si restreint. C’est à Margaux et à ton ami cinéaste que je le dois. Ce sont eux qui m’ont tendu la main. Notre interprétation sera grotesque bien sûr, puisqu’il en fera des tonnes : sa tonitruante et nasillarde voix de baryton éclipsera même la mienne, infiniment plus timorée. Et vous en rirez. Rituel de passage : je suis désormais des vôtres.
C’est ainsi que notre soirée s’achève. C’est ainsi que nous quittons notre hôte pour regagner ce petit hôtel de charme où nous sommes descendus. Loin des fastes de la bouillonnante fête qui nous a accueillis, je te trouve étonnement absente. Presque muette, le regard éperdu. Évanescente. Alors, je me hasarde, me lance. Comme pour tenter de lever le doute sur l’existence réelle d’un quelconque « nous ».
— J’aimerais te dire quelque chose, Solenn…
— Chut… m’interromps-tu d’un doigt posé sur ma bouche. Ne dis rien, j’ai pas envie de savoir. Ça peut paraître bizarre, mais une déclaration induit toujours une question implicite. Une question à laquelle je ne saurais que répondre. Parce que je n’ai, pour l’heure, aucune certitude sur nous deux. Sur l’avenir de notre relation. La seule chose dont je suis certaine ce soir, c’est mon envie de toi. Là, tout de suite…
J’en reste coi. De ta non-projection, tes incertitudes. Tu ne me laisses pas longtemps me débattre dans les méandres de ton indécision quant à ce possible nous deux ; tu m’embrasses. Avec cette fougue qui coupe court à toute objection que je pourrais t’opposer. Tu me cueilles et je m’abandonne à mon tour en te rendant ton baiser. Parce que je ne peux qu’accéder à ta demande si explicite : celle de t’aimer jusqu’au petit jour.
(29) : La chanson des jumelles est extraite de la comédie musicale Les demoiselles de Rochefort, réalisée par Jacques Demy et sortie en salle en 1967. Les paroles sont signées du cinéaste et mises en musique par Michel Legrand. Elle est interprétée par Anne Germain et Claude Parent, qui doublent respectivement Catherine Deneuve et Françoise Dorléac pour les parties chantées du film.
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