66 : Un balcon sur la mer
« Il flottait encore dans l’air un parfum d’innocence. Dans sa facilité à manier le juvénile, Luc Besson a su ouvrir cette porte, avec le personnage de Jacques Mayol, le mystère de ses apnées flirtant avec la mort. Et aussi le plaisir du monde de la mer comme une échappatoire. »
Jean-Marc Barr, dans une interview accordée à Paris-Match, parue le 12 mai 2018 pour les trente ans du film qui l’a révélé au grand public : Le Grand Bleu, réalisé par Luc Besson.
Île d’Amorgos
Archipel des Cyclades (Grèce)
janvier 1995
Il y a tous ces gens qui passent, font escale dans ta vie, puis s’éclipsent. Ils ne s’attardent pas plus qu’un moment… Toi, tu t’attaches bien sûr, mais dès qu’ils choisissent de te tourner le dos, tu amorces de nouvelles pages pour initier d’autres chapitres, tu les rayes de ton existence. Pour ne pas souffrir, ou le moins possible. Même s’ils te recontactent parfois longtemps après, pour se rappeler à ton bon souvenir, en opportunistes. Tu les zappes alors au téléphone, lis leurs lettres par habitude, sans vraiment y prêter attention, les compiles dans une boîte en métal bleu méditerranéen. La couleur de la mer…
La mer, c’est comme un retour aux sources, c’est s’éloigner du microcosme parisien pour retrouver une certaine sérénité. C’est oublier la bataille juridique qui t’oppose au groupe de presse people qui a relayé les rumeurs que Paul Werner a essaimées sur ton compte au lendemain de la naturalisation des Sans-papiers de Bobigny. Des rumeurs infondées de liaison charnelle avec le chef de l’État alors qu’il entame la dernière ligne droite de son second mandat. Une bataille que tu remporteras, soutenue par l’Élysée, mais qui a réveillé en toi ce besoin de t’expliquer. Tu n’es pourtant pas passéiste, tu détestes même ne serait-ce qu’y songer, mais il y a cette nécessité d’exorcisme qui mûrit en toi et t’incite à exprimer tout ce qui te ronge. Tout ce qu’ignore le public. Une nécessité pour avancer.
La nuit est ton royaume, ta presqu’île solitaire. Celle où tu écris dans une pièce isolée de cette maisonnée grecque que l’on loue pour un mois, sur l’île d’Amorgos. Tu as besoin de calme, de ce regard sur la mer pour t’apaiser.
Amorgos, l’île du Grand Bleu. Sa musique, son ambiance, sa lumière… On n’y a pas amené grand-chose, juste une Remington portative de collection, sur laquelle tu rédiges ton autobio à la lueur d’une vieille lampe à huile.
La nuit est ton royaume, et c’est la nuit que tu écris, un classique d’Harvey glissé dans ton discman. Tu carbures, alternes les mugs de Smokey Lapsang (39) et les ballons de Vinsanto (40) pour te maintenir en éveil jusqu’à l’aube.
La nuit est ton royaume, et je n’y ai droit de cité qu’en prélude, en ces instants délicieux durant lesquels nos corps s’unissent jusqu’à ce que tu quittes ma couche pour puiser ton inspiration dans les vapeurs d’alcool et les volutes de cigarettes… Tu écris toute la nuit, tu t’isoles, comme les auteurs de romans à succès, te déconnectes de ta vie pour mieux la retranscrire sur ces pages que tu destines à tes fans du monde entier. Tandis que je m’endors, bercé par le cliquetis des touches de ta machine à écrire que pianotent frénétiquement tes doigts, qui ne caressaient encore que ma peau tout à l’heure.
Le soleil se lève sur la mer, et je m’éveille avec lui ; petit-déj' seul sur la terrasse matinale. Il ne fait pas froid – dans les quinze degrés – et je ne me lasse pas du paysage qui s’offre ainsi à ma vue. Après avoir fait un brin de vaisselle, je viens t’embrasser dans l’antichambre de ta rétrospective existentielle, signe pour toi qu’il est temps de t’interrompre pour un repos bien mérité.
Il est midi. J’ai passé toute la matinée à relire tes épreuves, et me suis attelé à la préparation du déjeuner. Nous partagerons un repas tiède sur la terrasse. Pour lui donner un air de vacances, tu y mélangeras les genres, allant des spécialités culinaires locales au breakfast le plus anglais. Nous discuterons et rirons ensemble avant de flâner pour visiter les merveilles de l’île : ses sentiers de randonnée pédestre surplombant la mer, ses criques encore sauvages, ses villages immaculés aux huisseries nappées d’indigo, ses lieux de cultes, ses tavernes où l’on se plaît à déguster quelque bière blonde et amuse-bouche typiques avant de dîner dans un restaurant donnant sur le front de mer de Katapola.
Un rituel quotidien sous le soleil d’Amorgos, une parenthèse idyllique, malgré tes absences nocturnes et l’alcool qui chantait sa sérénade sous nos fenêtres. Mais bientôt sonnera l’heure de la fin de notre paisible retraite. Il est temps de rentrer sur Neuilly, où un nouveau projet professionnel t’attend. Où le bonheur affiché de ton ex s’étalera impudiquement à la une de tous les médias. Où tu chercheras encore comment faire face à de nouveaux échecs.
(39) : Thé noir épicé et fumé de la maison Damman Frères.
(40) : Vin grec doux.
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