67 : "Instants trop courts"
« Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse. »
Jean-Luc Godard
Siège social de la chaîne de télévision franco-allemande Arte
Rue de la Fonderie
Strasbourg (67)
mai 1995
— Entendons-nous bien, Solenn, ce n’est pas de gaîté de cœur que nous mettons un terme à l’aventure d’Instants trop courts. L’émission n’a tout simplement pas su trouver son public…
Tu parles ! On n’a surtout pas suffisamment cru à la viabilité de ton projet télévisuel en lui refusant toute possibilité d’audience plus étendue qu’une modeste diffusion confidentielle, noyée au beau milieu des programmes nocturnes.
— Bon sang, mais si même Arte ne laisse pas mon émission s’installer, qui le fera ?
Ton concept novateur avait pourtant séduit le Comité Consultatif des Programmes et été validé trois mois plus tôt par l’organe décisionnel qui définit la ligne éditoriale de la chaîne. L’idée qui sous-tendait ton projet était de mettre en lumière de jeunes réalisateurs de courts métrages en les interviewant et en présentant leur travail, leur vision artistique, leur regard de cinéastes dans une ambiance à la fois intimiste et décontractée, très éloignée des codes alors en vogue pour évoquer le cinéma d’art et d’essai.
— Nous n’avons hélas pas les moyens d’aller plus loin, de laisser le temps au temps…
— Pas les moyens ? C’est moi qui prends tous les risques en produisant seule l’émission, en l’orchestrant de A à Z. Vous, vous ne vous occupez de rien !
— Ne dépensez pas votre énergie pour des causes perdues d’avance, Solenn, la décision actée par la Conférence des Programmes est irréversible. Vous n’êtes toutefois pas mise à pied, votre contrat étant reconduit pour la présentation de Close-up…
Close-up, le magazine aussi phare qu’historique de la chaîne, narrant les légendes modernes des icônes cinématographiques disparues. Un rôle de faire-valoir passif qui se résume à la lecture d’un prompteur, guère plus valorisant que celui de potiche-miss météo minaudant sur Canal. Un rôle qu’on t’a confié pour relancer l’intérêt de l’émission auprès de son public. Un rôle qui ne te convient pas.
— OK, mais ce sera à mes conditions : je veux avoir la main sur tout. Du choix des sujets au montage des reportages, en passant par la rédaction de mes propres textes, la réalisation et la post-production. Je veux dynamiser l’ensemble, le rendre moins statique et faire en sorte que Close-up me ressemble…
— Ça ne va pas être possible, Solenn…
— Alors, ce sera sans moi !
Furieuse, tu quittes le bureau en claquant la porte. Ta reconversion professionnelle n’est pas aussi aisée que prévu, et tu te prends ton premier revers en pleine figure. Tu réalises surtout qu’en dehors de la sphère cinématographique, tu as tout à prouver. Tu n’es plus cette voix qu’on écoutait religieusement quand elle faisait part de ses exigences, de ses moindres caprices. Quand tu étais encore essentielle, indispensable. Non, désormais, tu ne l’es plus… Une réalité difficile à avaler, surtout lorsque le bonheur et la réussite de ta grande rivale s’exhibe dans le moindre interstice médiatique ! Il faut dire qu’Aurélia Montsey rayonne et cela se voit, se sait. Récompensée en février par un César et nouvellement auréolée d’un prix d’interprétation féminine au festival de Cannes, la seconde Madame Werner est starisée en couverture de Paris-Match. Une aura dont bénéficie indirectement Paul, enlaçant tendrement son épouse en posant avec elle, une main protectrice sur le ventre arrondi de la future maman. Jérémie achève de compléter ce tableau idyllique de parfaite petite famille recomposée, immortalisée par l’objectif d’un photographe professionnel. Un cliché publicitaire placardé dans tous les kiosques à journaux de France et de Navarre, dans les couloirs du métro ou à l’arrière des autobus. Comme on le faisait pour toi du temps de ta gloire passée. Une image qui te renvoie en miroir tout ce que tu ne sauras jamais être : une femme épanouie, celle que tu préfères oublier en t’enivrant de champagne rosé ou de chardonnay…
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