77 : Photo(s) de famille
« […] avoir quarante ans, c’est comme habiter dans le même appartement depuis autant d’années. […] C’est aussi le moment où on se pose des questions sur ses amitiés, ses relations, où il est temps de remettre les choses à plat. Si on ne le fait pas, la vie s’en chargera et là… Ça risque de faire très mal. »
Sophie Marceau, Le Journal du Dimanche, juillet 2010.
Place de la Concorde
Paris 8e
le 14 janvier 2000
20:30
— On arrive bientôt ? Parce que j’en ai marre d’avoir ce bandeau sur les yeux !
— Oui, t’inquiète, on y est presque…
La surprise n’en est plus vraiment une. Tu ne voulais pas revenir sur Paris, tu n’y voyais aucun intérêt. Alors j’ai dû me dévoiler à demi-mot pour te convaincre.
On a rapidement posé nos bagages au Meurice, puis on s’est changés afin d’opter pour une tenue plus sélect. Mais je n’en dirai pas plus, malgré tes suppliques juste avant de regagner ton Audi, garée devant le palace.
Le feulement du V8 de la limousine trouble à peine le silence qui drape ton impatience. J’ai refusé d’allumer la radio et ça t’agace…
— Tu ne veux vraiment pas me donner ne serait-ce qu’un minuscule indice ?
— Ça a un vague rapport avec ton anniversaire…
— Très drôle !
Les Champs-Élysées se dégagent ; sous la pression de l’accélérateur, la boîte auto rétrograde et l’A8 remonte allègrement l’avenue jusqu’au numéro 142. Je range l’auto sur l’emplacement qui nous est réservé, entre la Rover 800 de Sébastien et le vieux break Volvo de Guillaume.
— Quarante ans, c’est l’âge de raison non ? ironisé-je en t’ouvrant galamment la portière et te tendant la main.
— Facile à dire quand on en a dix de moins…
Stephen a privatisé le Flora Danica pour l’occasion.
Toutes les lumières y sont éteintes, excepté ce halo qui glisse sur toi comme un clair de lune.
Je t’accompagne jusqu’au salon-patio et libère tes iris du carcan de soie qui les obstruait.
Dans la pénombre, tu identifies immédiatement les lieux, mais ton regard émerveillé se focalise sur l’image figée noir & blanc qui s’imprime sur le grand écran déployé à cet effet : Margaux et toi riant aux éclats devant les bougies d’un gâteau d’anniversaire ; vous devez avoir dans les huit ans… Soudain, l’image s’anime sur un fond musical d’Aznavour, et ton père apparaît dans le champ de la caméra.
***
« Je vous parle d’un temps /
Que les moins de vingt ans /
Ne peuvent pas connaître /
Montmartre en ce temps-là /
Accrochait ses lilas /
Jusque sous nos fenêtres… »
***
La bohème, l’air préféré de ton paternel, joué au violon par Sébastien, discrètement tapi dans un recoin de la pièce. Parce que la vedette de la soirée, c’est toi…
Un titre s’accroche sur vos rires pendant que la musique s’égraine : Solenn Avryle, a life…, un discret clin d’œil de Stephen en guise de reconnaissance pour ce que tu as fait pour lui à travers ce biopic que vous aviez co-réalisé et co-écrit.
Le film qu’a monté pour toi Crozats, avec la modeste complicité de ton amie d’enfance, croise les époques sans ordre chronologique, comme le ferait ta mémoire en alternant la nostalgie incolore des souvenirs les plus anciens et la couleur de tes plus éclatants succès. Ton père, Margaux et Guillaume, Stephen, Mitch, Rodrigue, toi, et moi… Sans Jérémie bien sûr, et sans Paul. Oui, les moments les plus intenses de ton existence défilent devant tes yeux, qui s’embuent d’émotion à mesure qu’elle te submerge.
— Papa… murmures-tu d’une toute petite voix enfantine que je n’ai jamais entendue auparavant. Mon papa… Tu me manques tellement !
Son absence te pèse. Te sentant sur le fil, Margaux se rapproche pour te serrer dans ses bras.
— Où as-tu trouvé tout ça ? la questionnes-tu dans un souffle.
— Tu es peut-être fâchée avec ta mère, mais à moi, elle n’a jamais rien su refuser… Tu te souviens de ces improbables chapeaux de paille qu’elle voulait absolument qu’on porte pour notre première communion ? Sans moi, des dizaines de photos auraient attesté de notre ridicule ce jour-là…
Tu souris en essuyant du bout des doigts tes larmes.
— Oui… Et les chocolatines en pleine nuit, à quatre heures du matin !
***
« La bohème, la bohème /
On était jeunes, on était fous /
La bohème, la bohème /
Ça ne veut plus rien dire du tout… »
***
Le mot « FIN » se grave sur un cliché de 75 te représentant espiègle, minaudant devant une affiche japonaise de La piscine en enlaçant ton paternel. La musique s’évapore doucement et la lumière se rallume.
— Tout le reste vient de Stephen… Joyeux anniversaire, ma So-so !
Ton amie t’embrasse fort, puis, apercevant Crozats embusqué derrière le projecteur, tu te détaches lentement d’elle pour te précipiter dans ses bras affables.
— Merci Papi…
— De rien, ma belle. C’est toujours avec plaisir, tu le sais bien !
— Et merci à vous tous, poursuis-tu à l’adresse de Guillaume, Sébastien, Margaux et moi.
Un dîner de fête, exigé sans alcool, s’ensuit. Autour de la table, tous les convives s’en donnent à cœur-joie. Les bons mots et les fous-rires fusent, ravivant ainsi vos connivences d’antan. Et toi, l’objet de toutes les attentions, tu rayonnes. Le dessert, les présents, toute cette bienveillante chaleur humaine qui se déverse sur toi sans aucune retenue te font sentir vivante comme jamais, heureuse de la sincérité de ces sentiments amicaux que nous te témoignons tous, et qui t’inondent. Oui, vraiment heureuse, et amoureuse de moi ce soir-là, je crois…
Et puis, la chambre d’hôtel, sans toutefois faire l’amour au Meurice. Non, avec moi, il y a juste une petite fille. Cette toute petite fille qui s’endort dans mes bras, mais ne me calcule pas. Cette toute petite fille qui se love contre moi en m’appelant « papa ». Celle que je ne connais pas, ne reconnais pas. Et qui te ressemble pourtant tellement parfois…
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