81 : Love story
« […] j’veux dire, tout ça ce sont des mots. Et je n’suis pas contre le mariage, mais je suis pas pour non plus. […] pour moi, le mariage n’a pas une valeur si vous voulez, ne correspond pas à une… Une obligation […] il n’évoque rien de… De romantique ni de… De romanesque en moi, et je trouve qu’il ne devrait vraiment […] exister […] [que] pour les gens qui ont vraiment des opinions religieuses extrêmement précises ou qui croient au mariage comme une valeur sûre […] »
Catherine Deneuve à Jacques Chancel, au cours de l’émission radiophonique Radioscopie, diffusée sur France Inter le 15 février 1973.
Les environs de Saint-Malo (35)
mercredi 14 février 2001
Une chambre d’hôtes sur la Côte d’Émeraude, Saint-Malo en front de mer et un camaïeu de verts brisés s’échouant sur le littoral, des vacances improvisées et des souvenirs cartes postales…
Penchée sur le secrétaire en acajou vieilli, tu en écris quelques-unes pour donner des nouvelles de notre fugue bretonne. Je te regarde et t’enlace les épaules dans le soleil couchant, surplombant le parc de notre chaumière, arboré de feuillus persistants. Il fait beau pour la saison, nous permettant ainsi de profiter de petites escales portuaires ou de déambuler dans le dédale de ruelles malouines, sur les plages de sable fin à marée basse ou les remparts de la ville.
Quelques jours plus tôt, nous avions loué une Citroën SM auprès d’un collectionneur de voitures anciennes pour tracer la route depuis ta Haute-Savoie natale. J’étais César à son volant, ou peut-être David – même si je ressemble davantage à Mouss Diouf qu’à Sami Frey –, et toi la Rosalie de Sautet, sauf que je t’avais pour moi tout seul. Oui, pour la Saint-Valentin, j’avais sorti le grand jeu ; je voulais qu’on se retrouve, rien que nous deux. Loin des tumultes de la campagne électorale qui nous accaparait depuis près d’un mois et demi. Je nous rêvais romantiques…
Au début, tu n’étais pas très emballée à l’idée de ce périple crépusculaire ; tu craignais même qu’on y chope un coup de froid, mais nous avions besoin de ce break pour tenir la distance, et ça nous a fait un bien fou.
***
— Alors, tu ne regrettes pas ?
— Non, absolument pas, c’est magnifique… Je ne connaissais pas. Avec mes parents, on allait tous les ans au même endroit quand j’étais gamine. Un hôtel des environs de Cassis, non loin des calanques. C’est sans doute de là que me vient ma passion pour la mer, ses rivages sauvages, ses récifs miroitants en plein midi. On emmenait souvent Margaux avec nous ; elle et moi, on y a fait les quatre-cents coups, on était de vrais garçons manqués…
Tu ris à l’évocation des étés dorés de ton enfance.
— Et l’hiver à la montagne, à La Clusaz, c’est bien ça ?
— Oui… Mais je ne sais pas pourquoi, je n’aime plus trop en parler… Peut-être parce que c’est plus douloureux, plus nostalgique pour moi, tu vois. La Clusaz, notre chalet, c’était le refuge de mon père. Sa remise, son vieux cinématographe, les images de Sissi sur un grand écran de fortune… Ça fait trop longtemps que je n’y ai plus remis les pieds, et rien que d’y penser, ça me fout un cafard noir. Je n’y suis plus la bienvenue ; désormais, c’est chez ma mère, et elle préfère y inviter Paul ou son unique petit-fils…
Une larme embue doucement ton regard, le vent se lève et le ciel se voile d’un seul coup. Il va falloir qu’on rentre, avant qu’il ne se mette à pleuvoir dans les rues sombres. Ou sur ton si joli minois…
***
La Saint-Valentin, un dîner en amoureux dans le petit salon. J’ai tout organisé avec notre hôtesse. Des bougies couleur ambre aux pétales de roses roses essaimés sur le chemin de table.
— Une bouteille d’Evian ? Franchement, t’as rien prévu de plus festif pour ce soir ? Du chardonnay ou du champagne par exemple…
— Non Solenn, il nous faut garder les idées claires pour affronter Werner…
— Ça fait depuis décembre, Zack, que je suis au régime sec et à l’eau, et j’en ai marre ! t’agaces-tu. Tu pourrais bien m’accorder une petite entorse non ?
— Solenn, s’il te plaît… J’aimerais vraiment passer une bonne soirée ! Sans parler de choses qui fâchent, ou même de stratégie politique pour contrer ton ex…
Tu acquiesces d’un sourire, sans mot dire, puis enflamme une cigarette, pensive, sans me lâcher des yeux. Mais tu n’aimes pas le silence qui s’installe entre nous tandis que nous dégustons l’entrée. Des paroles pêle-mêle pour le meubler en écrasant ta clope dans le cendrier de porcelaine :
— Tiens, tu ne devineras jamais qui m’a écrit pour m’apporter son soutien samedi dernier !
— Stephen ?
— Non ; avec lui, c’est silence-radio depuis son dernier coup de fil pour me souhaiter mon anniversaire… Non, c’est Ruppert. Ruppert Blömsheim, tu te souviens ?
— Oui, évidemment que je me souviens !
— Il y a eu une lettre de Sébastien aussi, et une autre de Rodrigue, mais je te rassure, comme pour toutes les autres, je n’y ai pas donné suite.
— Et qu’est-ce qu’il y raconte, celui-là ?
— Qu’il est impressionné par ce nouvel engagement politique, ce nouveau virage dans ma vie professionnelle, mais que ça ne le surprend pas plus que ça. Il dit aussi qu’il est très content de retravailler avec Papi, de cette occasion de revenir en Europe, de refaire l’acteur, même s’il regrette que je ne sois pas de la partie cette fois-ci…
— Il est toujours aussi amoureux de toi ?
— Pour moi, ça ne fait aucun doute ! Pourquoi, t’es jaloux ?
— Non, c’est pas ça… Je trouve juste que… Que ça manque d’élégance de ta part. Oui, ça me paraît plutôt déplacé de l’évoquer ce soir, alors que nous dînons en tête à tête…
Tu piques un fard de confusion, derrière les volutes et la cendre. Et les roses roses et les bougies.
— Pardon Zack, t’excuses-tu, à demi-penaude, en recouvrant ma main de la tienne, presque gênée. Je ne voulais pas te blesser… Toutes ces trop délicates attentions que tu as toujours pour moi, même après plusieurs années de vie commune, ça me touche tellement ! Même si je peux te donner l’impression de m’en foutre complètement, d’en être détachée. J’ai beaucoup de mal à lâcher prise, à exprimer mes sentiments, ce que je ressens… Ce n’est pas de la pudeur, ou peut-être que si, peut-être que c’en est, mais c’est surtout une façon de me protéger, de…
Je t’interromps d’un doigt posé sur ta bouche glossée de transparence, et sors délicatement de la poche intérieure de mon blazer une petite boîte à bijou que je te tends.
— Qu’est-ce que c’est ? me demandes-tu, le cœur battant à tout rompre en la prenant dans ta main.
— Ouvre-la, tu verras ! Je voulais attendre le dessert pour te l’offrir, mais le moment me semble approprié pour…
— Pour ?
— Rien, ouvre simplement la boîte, je te dirai après…
Tu t’exécutes, un brin tremblante, et la découverte d’un double anneau d’ors blanc et rose entrelacés, surmonté d’un solitaire, t’arrache un cri de stupéfaction.
— Mon Dieu, Zack, tu es fou ! Ça doit coûter une fortune !
Concentré sur la demande que je vais te faire, j’ignore ta réplique et me lance sans filet.
— Solenn, consentirais-tu… Non, veux-tu bien devenir ma femme ? Accepterais-tu de m’épouser ?
Ma requête te prend au dépourvu, assombrissant soudainement l’éclat de ton regard saphir.
— Non… souffles-tu en refermant brusquement l’écrin de velours rouge.
Moi aussi je me ferme. Mon incompréhension est si palpable que tu te sens obligée de te justifier.
— Écoute Zack, j’ai déjà été mariée, je sais trop ce que ça fait, tous les faux-semblants qui se cachent derrière.
Tu me fais mal ; et ma déception est immense, mais je refuse de reprendre ce si précieux présent qui t’était destiné.
— On ne se marie qu’une seule fois, pour la vie, poursuis-tu. J’ai déjà donné, et j’en ai été esclave ; et soumise, et prisonnière… Je ne revivrai ça pour rien au monde, jamais !
Ma colère monte, je ne la retiens pas.
— Putain mais je ne suis pas comme lui, bordel ! Je ne suis pas Werner, tu le sais bien, non ? Et il ne se pose pas autant de questions que toi lorsqu’il convole en seconde ou troisième noce, lui !
— Zack…
— Non, laisse-moi ! hurlé-je, piqué au vif par ton refus d’engagement. C’est Mina qui avait raison : tu ne peux pas aimer quelqu’un comme moi, tu n’aimes que toi. Tu es incapable d’aimer quelqu’un d’autre que toi…
C’est moi qui suis en larmes, pour la première fois, moi qui craque. Alors je m’enfuis du salon, me réfugie dans notre chambre, secoué de sanglots convulsifs, pour y enfouir ma peine et étouffer mes cris de désespoir, ma douleur dans ces coussins de soie bleu marine sur lesquels, du moins le crois-je, nous ne ferons plus l’amour.
Tu frappes doucement l’huisserie en chêne, murmures si tendrement mon prénom à travers le battant que j’en tressaille presque, comme lorsque ta main caresse la peau nue de mon dos dans l’étreinte… La porte s’ouvre en chuintant sur ses gonds, tes pas volettent, légers sur le parquet, tes doigts m’effleurent ; tes mots se susurrent, me chuchotent des pardons, des « c’est pas ce que je voulais dire », des « je t’aime »… Allongé sur le lit, je me retourne pour te faire face et tu m’embrasses, en prélude à la fin de notre histoire, notre idylle. Comme si tu savais que c’était notre dernière nuit, que les autres ne compteraient plus, qu’elles ne seraient plus que des bribes d’émotions fanées qui se distendent et s’étirent, en points de suspension, vers l’inéluctable dénouement de ton existence. Son point final.
Toi, moi, et le voilage bleuté d’un baldaquin. Il n’y a plus que le bruissement de nos corps sur les draps, et la musique de la pluie au-dehors peut-être. Oui, le ciel pleure sur les carreaux de nos fenêtres, à l’image de cette tristesse mélancolique qui coule ce soir dans nos veines. Tout contre toi, je brûle d’envie de m’enivrer de ta fragrance, de tes lèvres, de ta peau, de te tatouer sur mon cœur pour l’éternité. Tu reprends ton souffle tandis que je dégage une mèche de tes cheveux derrière ton oreille pour mieux te contempler, pour imprimer ta bouche, ton visage dans ma mémoire, avant de me perdre dans ta blondeur.
L’envie de toi. Caresser, embrasser tes monts et merveilles sous tes soupirs de plaisir, te vénérer, t’adorer de ces gestes qui osent tout, te disent tout de cet amour qui nous consume. Ma langue te goûte, s’abreuve de tous ces parfums que tu exhales, et s’immisce en toi pour éveiller tes sens. Gémir…
Un désir. Fort, puissant. Celui de te prendre, d’être en toi, de t’aimer. Tu me sens, tu sens tout cet amour que je te fais, toute cette passion qui nous sublime. Et moi, je lutte, je ne veux pas que ça s’arrête. Je ne voudrais jamais que ça s’arrête. Et c’est presque malgré nous, malgré moi que je t’inonde, de ma jouissance et de mes larmes.
Nos corps se séparent doucement, je me recroqueville dans un coin ; j’ai froid déjà. Et toi, tu viens te lover contre moi, caresser ma joue.
— Ne pleure pas. S’il te plaît, Zack, ne pleure pas… Jamais aucun homme ne m’a aimée comme tu m’as aimée toi, tu sais. Et ça, je ne pourrai jamais l’oublier. Je ne l’oublierai jamais…
Moi non plus, je ne l’oublierai jamais, cette nuit que je voudrais pouvoir prolonger jusqu’à l’infini. J’ai même maintes fois prié pour qu’un enfant naisse de nos corps à corps, qu’il grandisse en toi et te stoppe dans ton geste, près d’un mois plus tard. Dans nos derniers instants, je t’ai sentie si loin de moi, en partance pour quelque part. J’en ignorais alors la destination, mais je savais que tu n’en reviendrais pas ; je me savais impuissant à te retenir…
La nuit n’en finit pas, et pourtant, au petit matin, la pluie a cessé ; la bruine et le crachin l’ont remplacée. Comme Rosalie dans le film, tu es partie. En abandonnant comme moi, ce simple mot sur l’oreiller…
***
Le propre d’une parenthèse, Zack, c’est de s’ouvrir puis se refermer.
Et tu m’as offert cette merveilleuse parenthèse bretonne, je t’en remercie.
Mais il faut que je rentre. Que je me concentre sur mon principal objectif.
Je ne peux plus me permettre de me laisser distraire, même par toi.
Même pour les quelques jours qui nous restent encore à passer ensemble…
Ne cherche pas les clés de la SM, c’est moi qui les ai prises. J’avais envie de rouler, vite et loin.
Je te laisse de l’argent sur la commode, pour le taxi et un billet de train. Rejoins-moi plus tard.
Profites-en pour reprendre des forces, te reposer avant la bataille. Parce que j’aurai besoin de ton soutien absolu, et je le sais sans faille.
Je t’en prie, ne m’en veux pas. Si j’ai un autre homme que toi en tête, s’il m’obsède, c’est plutôt par haine que par amour.
Et je me sens prête à l’affronter.
Je t’embrasse.
Solenn
***
Oui, tu es partie, comme Rosalie. Et je me sens seul, désemparé. Tu es partie… Pas parce que tu ne parvenais pas à faire un choix, mais plutôt parce que je n’étais plus ta priorité. Non, désormais, ta priorité, c’est Werner. Quand j’y repense, je me dis qu’il a toujours été entre nous, depuis le début. Parce que depuis votre rencontre, c’est lui qui a ton destin entre ses mains. Lui qui s’échine à broyer ton existence, lui qui a appuyé sur la gâchette, t’a assassinée. Lui. Un meurtre en direct à la télé. Sur 8 Mont-Blanc.
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