82 : Licence to kill
« J’savais que j’finirai par te r’trouver. J’t’ai suivi(e) à la trace, comme un chien. J’te lâch’rai plus, j’te poursuivrai toujours, où qu’tu ailles… »
Patrick Deweare, dans la scène finale d’Hôtel des Amériques (1981), long métrage d’André Téchiné.
Sentier littoral
Saint-Jorioz (74)
le 17 mars 2008
20:20
Ça y est, il est là, l’autre enculé, le cador des beaux quartiers. La clope au bec, sa silhouette longiligne se découpe dans un halo de lumière, face au lac. Son clébard s’ébat déjà à quelques encâblures de lui, par habitude. Werner lui emboîte lentement le pas, les yeux rivés sur son iPhone, et moi, je dégaine mon gun, me lance à sa suite l’arme au poing. Sans bruit, je me rapproche de ma cible tandis qu’il balance négligemment sa Kent incandescente au loin dans la flotte. Le contact métallique du canon à la base de son crâne stoppe instantanément la régularité métronomique de sa promenade nocturne, lui faisant brusquement relever la tête et quitter du regard son écran tactile.
— Les mains en l’air, connard.
Étrangement, le son de ma voix semble le rassurer ; je devine même un sourire étirer ses fines lèvres dans l’obscurité.
— Zacharia Cissé…
— Ne m’oblige pas à me répéter, insisté-je plus fermement, en renforçant la pression de mon flingue. Les mains en l’air, vite !
Le bourreau de tes années noires s’exécute docilement, son smartphone dans la pogne, mais ne peut s’empêcher de manier l’ironie à mon encontre.
— Et maintenant, négro, qu’est-ce que tu comptes faire ? Tu sais très bien qu’il me suffit de siffler mon chien pour qu’il rapplique…
— Il a la vue qui baisse, ton clebs, et plus guère d’odorat avec l’âge. Et ça, c’est de notoriété publique !
— Admettons, négro, admettons. Mais t’auras jamais les couilles de me buter de sang froid. T’as déjà eu l’occasion de me liquider il y a sept ans et pourtant, je suis toujours là. Contre toute attente, Solenn en avait plus que toi, elle a eu le cran de tirer. Manque de bol pour elle, la pauvre n’a jamais su atteindre sa cible…
— La chance tourne, Werner, et cette fois-ci, elle ne sera pas avec toi. A bout touchant, je ne peux pas rater l’assassin de ma femme…
— Elle n’a jamais été ta femme, négro, tout au plus ta maîtresse. Parce que tu n’as hérité de rien…
— Si, elle m’a laissé son bien le plus précieux, celui avec lequel je te tiens en joue. Et confié implicitement une mission de la plus haute importance : la venger.
Pourtant sous la menace d’un revolver et de mes mots, Werner ne tressaille pas, il ne bouge pas d’un pouce. La situation devrait le faire paniquer, mais même dans une adversité moins policée que celle qu’il doit quotidiennement affronter, il ne perd rien de son flegme légendaire. Il ne craint ni la faucheuse ni le diable, pas même le jugement dernier. Il n’est pas comme moi, qui tremble comme une feuille face à l’ennemi. De nervosité ou de trouille. Pour me donner une contenance et l’illusion d’une incontestable autorité, je lui ordonne de s’agenouiller devant moi et de poser à terre son iPhone. C’est en pénitent que je veux qu’il se présente pour recevoir la sentence de son crime. Monsieur le Député-Maire obéit sans résistance, mais toujours sans montrer le moindre signe d’effroi dans son attitude. Me croit-il incapable d’accomplir ce dessein dont tu m’as chargé sans me le dire ?
— Je ne me sens coupable de rien, négro. Ce n’est pas moi que les flics ont soupçonné de meurtre…
***
Villa Lagune
Le Brouillet
Sevrier (74)
le 19 mars 2001
6:35
Toute vie t’a quittée et je ne le réalise pas. Ou plutôt, c’est une réalité que je ne peux admettre sans essayer de lutter pour te retenir, au moins encore un peu. Quelques heures ou quelques minutes d’un leurre si dérisoire. Les larmes aux yeux, je te serre fort dans mes bras, comme si ça pouvait enrayer l’inéluctable ; je prie Dieu, te murmure des choses presque inaudibles, des « non, c’est pas possible », des « non mon amour, ne pars pas » ; des « non » de plus en plus désespérés qui ne s’adressent plus à personne. Et comme plus personne n’est là pour les entendre, je finis par les hurler à la mort en animal blessé, livide. Dévasté. La détresse de ma voix éraillée alertera ma sœur et elle accourt à bout de souffle, affolée de nous voir cloués au sol dans une mare écarlate. Elle avise rapidement l’arme automatique échouée sur le carrelage maculé de sang, non loin de ta paume ouverte, et comprend qu’un drame à huis clos vient de se jouer dans la salle de bain de ta demeure. Ou croit le comprendre.
— Mon Dieu, Zack, qu’as-tu fait ? Mais qu’as-tu fait ?
— C’est pas moi, Mina, je te jure que c’est pas moi ! psalmodié-je, comme un mantra entrecoupé de mes propres sanglots.
— Ne bouge surtout pas, Zack, tu m’entends ? Ne bouge pas…
C’est elle qui s’empare de son téléphone cellulaire pour rameuter les secours. Puis Margaux. Après, tout ira très vite, trop vite. Après, je me rappelle pas. C’est Margaux qui m’a tout raconté : mon arrestation, le Samu et les flics. Je ne me souviens que de ma garde à vue. C’est grâce à elle, à ton amie d’enfance, qu’ils y ont mis un terme. A elle et au foin médiatique qu’a fait Stephen autour de tout ça. D’un faux bouc-émissaire à qui on faisait porter le chapeau sans rechercher de vrai coupable. Mais même après ma libération, il y aura toujours des doutes dans l’opinion publique. A cause de Werner, de ce qu’il colportera dans la presse à mon encontre. Alors que les forces de l’ordre écarteront définitivement la thèse du meurtre pour lui préférer celle du suicide. Qu’a donc pu leur dire Margaux pour les convaincre de mon innocence ? Je l’ignore, mais sans elle, je serais peut-être encore derrière les barreaux…
***
Sentier littoral
Saint-Jorioz (74)
le 17 mars 2008
20:28
— Non, Werner, ce n’est pas moi le coupable. C’est toi qui l’as assassinée, ce soir-là, en direct sur un plateau télé. Le reste ne fut qu’une lente agonie.
— En es-tu bien sûr, négro ? Parce qu’après tout, c’était toi, son directeur de campagne. C’est toi qui as tenu à ce débat télévisé. Solenn était bien trop fragile psychologiquement pour me faire face, trop novice et immature pour ne pas se faire bouffer dans l’arène. Moi, j’avais vingt ans d’expérience politique derrière moi, je savais ce qu’il fallait faire pour gagner, pour survivre sur un ring. Mais elle non. Sans coaching sévère, ses maigres arguments ne pouvaient pas mettre dans le mille. Oui, c’est toi négro, toi qui l’as envoyée au casse-pipe, qui l’as conduite à l’abattoir. Toi et personne d’autre. Toi…
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