83 : Un fauteuil pour deux
« Je f'rai c’qu’il faut pour vous détruire ! Ce s’ra mon principal objectif dans la vie ! »
Harrison Ford à un nationaliste Nord-irlandais, dans Jeux de guerre (1992), long métrage de Philip Noyce.
Studio d’enregistrement de la chaîne de télévision
8 Mont-Blanc
rue des Pontets
Sevrier (74)
le 15 mars 2001
— … Et ces navettes lacustres pourraient être une solution tout à fait pertinente et novatrice aux problèmes de mobilité annécienne. Une solution à l’engorgement de notre ville.
— Des navettes lacustres ? C’est complètement surréaliste…
— Eh bien, je vous écoute, Monsieur Werner ! Vous qui savez tout mieux que tout le monde, dites-nous ce que vous proposez pour désengorger nos routes, et en particulier les rives du lac ! Ah mais oui, j’oubliais, vous ne proposez strictement rien. Pour vous, cette aberration d’avoir deux prestataires de transport public distincts pour Annecy et certaines de ses communes voisines n’en est pas une et n’est en aucun cas un frein à l’utilisation des autobus dans les déplacements quotidiens de nos concitoyens.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, Madame Avryle, ce qui prouve que vous n’entendez vraiment que ce que vous voulez bien entendre. A ce jour, c’est bel et bien la C2A (50) qui est autorité organisatrice du réseau de transport urbain annécien et non la municipalité, et il n’y a pas deux prestataires distincts mais plutôt une délégation de certaines lignes du réseau, accordée par la SIBRA (51), à un sous-traitant disposant de véhicules plus adaptés à leurs spécificités. Bien sûr, la desserte pourrait être encore améliorée, mais je le répète, cela ne relève pas d’une compétence communale. Et il en est de même pour le domaine lacustre : rien ne peut se décider sans l’aval du SILA – le Syndicat Mixte du Lac d’Annecy si vous préférez – et du Préfet. Donc, avant de sortir de votre chapeau des propositions aussi abracadabrantesques, ayez l’obligeance, Madame, de mieux potasser vos dossiers…
Paul maîtrise parfaitement son sujet et ne se prive pas de te renvoyer dans les cordes. Déstabilisée par son attaque, tu feuillettes rapidement tes notes avant de tenter une réplique mal assurée.
— Certes, mais cela n’empêche pas la municipalité d’être force de propositions…
— Sans vous manquer de respect, Madame Avryle, je persiste et signe : cette histoire de navettes lacustres ne tient absolument pas le pavé en termes de faisabilité. Outre la nécessité de construire des parkings à destination d’hypothétiques usagers, et de plusieurs embarcadères le long des rives, sur des territoires communaux distincts du nôtre qui plus est – afin de soulager l’intensité du trafic transitant par la RN 508 si j’ai bien saisi le sens de votre propos –, se pose la question du tirant d’eau nécessaire à la navigation de telles embarcations, alors que les profondeurs lacustres de ces mêmes rives sont particulièrement inadaptées à ce projet que vous fantasmez.
Toute la suffisance, toute la condescendance de Werner à ton égard se lit dans ses iris d’acier. Il affiche le sourire carnassier de celui qui se sait en mesure de terrasser son adversaire d’un simple claquement de doigts. Seulement, ton bourreau fait durer le plaisir… Et toi, tu vacilles, essaies de te raccrocher aux branches pour ne pas te laisser piétiner, sans succès. Alors, il poursuit sur sa lancée, surfant sur les thématiques phares de son programme, à même de séduire la frange plus hésitante de la population annécienne, parfois encore réticente à embrasser ce parti extrémiste qu’il représente : le renforcement de l’attractivité, tant touristique qu’économique, de la Venise des Alpes, génératrice de fructueux profits à différentes échelles. Mais tu restes déterminée à ne pas te laisser abattre aussi facilement, et lorsque les enjeux sociaux finissent par s’inviter au sein de votre débat, tu parviens à renverser la vapeur et à reprendre ainsi l’avantage sur ces sujets qui te tiennent tant à cœur, avec cette volonté chevillée au corps de tendre la main aux oubliés de la société. Forte de ton expérience caritative et de tes engagements passés en faveur des plus défavorisés, tu t’y révèles brillante, dangereusement convaincante même, aux yeux de l’ignoble individu qui te fait face. Dans un contexte de pénurie de logements accessibles au plus grand nombre, tes arguments font mouche. Au point de le contraindre à employer une arme infiniment plus sournoise, en vue de te discréditer au maximum auprès de ton électorat potentiel.
— … Et au fond, vous le savez très bien, vous ne pourrez jamais tenir toutes ces promesses connotées « gauche caviar » que vous faites à tour de bras…
— Je vous rappelle, Monsieur Werner, que je suis sans étiquette.
— Mais bien sûr ! Bon sang, vous êtes comme tous ces énarques socialistes, prétendez vouloir aider les petites gens et sauver la misère populaire sans jamais être descendue de votre perchoir de parvenue et de nantie. Seulement, nous ne sommes pas sur un plateau de cinéma, Madame Avryle ; il ne suffit pas de grimer la réalité pour la faire disparaître. Pour se présenter à la tête d’une municipalité de cette envergure, il convient d’être plus pragmatique et terre à terre que vous ne l’êtes. L’utopie et les futiles rêveries de midinettes n’ont pas leur place en politique…
— Sachez, Monsieur, que ce n’est pas en prônant l’immobilisme et la haine sociale – raciale même j’ai envie de dire – que l’on fait avancer les choses. Et rassurez-vous, j’ai la tête parfaitement bien vissée sur les épaules !
— Ah oui ? Je suis loin d’en être aussi sûr et certain que vous…
— Pardon ?
— Outre le fait que vous soyez une artiste, et par définition déconnectée du monde réel, permettez-moi de vous dire que votre santé mentale est sujette à caution ; les électeurs sont en droit de le savoir…
Un grand blanc s’installe, comme s’il venait de te décocher un uppercut.
— Parce qu’il est parfois de bon ton de remettre les pendules à l’heure et rafraîchir la mémoire du commun des mortels… Oui, il faut que les spectateurs qui sont devant leur poste de télévision ce soir sachent qui est vraiment Solenn Avryle, candidate à la municipalité d’Annecy. C’est important de ne pas méconnaître la véritable personnalité de ceux en qui l’on est susceptible de placer sa confiance en votant pour eux. Eh bien, sachez avant tout, messieurs-dames, que la stabilité psychologique de mon adversaire du jour est loin d’être sa qualité première puisqu’à la fin des années 80, elle a fait l’objet d’un internement psychiatrique d’office à l’hôpital Sainte-Anne – en région parisienne – et d’au moins deux cures de désintoxication en clinique privée dans la décennie qui a suivi. Sans compter cet aveu de potentielles pulsions infanticides refoulées, évoquées en catimini au cours d’une récente interview intimiste jamais rendue publique… Autant dire que le juge aux affaires familiales qui a jadis statué sur vos droits parentaux avait sacrément eu le nez creux !
Tu réagis mollement, à contre-temps.
— C’est dégueulasse de me faire ça, Paul, finis-tu par souffler, incrédule, aussi estomaquée qu’outrée par cet indécent déballage public. C… Comment peux-tu me faire ça ?.. Et pour… Et pourquoi ?
Ton soudain bégaiement n’est qu’un signe avant-coureur du bref court-circuit qui va momentanément dynamiter ton cerveau.
— Vous voyez, jubile-t-il, elle ne nie même pas !
Tes lèvres te trahissent et tremblent, déformant outrageusement tes traits, pourtant si harmonieux d’ordinaire. Tout ton corps en frémit et c’est la voix suraiguë d’une petite fille qui s’en empare, qui en jaillit.
— Arrête ça tout de suite, t’as compris ? hurles-tu à l’encontre de ton ex-mari, singeant ainsi l’attitude d’une gamine aussi mal-élevée que rebelle. Sinon je vais tout dire à mon père, je vais lui dire que t’es méchant avec moi, t’entends ? Alors laisse-moi tranquille !
Tu aurais pu, tu aurais dû rétorquer autre chose, contre-attaquer sur les soupçons qui ont plané sur lui au cours de l’enquête conduite dans le cadre de l’affaire de l’explosion du foyer Sonacotra de Cagnes-sur-Mer par exemple, ou sur sa violence conjugale durant vos années de vie commune ; mais rien d’autre n’est sorti de ta bouche que cette petite voix surgie de ton enfance.
Le présentateur-télé en reste coi, te demande un peu maladroitement si tout va bien, si tu n’as pas besoin de quelque chose.
— Non… Non, merci, réponds-tu sèchement, comme prise en faute. Non, je pense simplement qu’il est temps de conclure ce débat stérile, de mettre un terme à votre émission.
Le pseudo-journaliste acquiesce et vous libère dans la foulée.
Dans la coulisse, tu es complètement défaite, prenant clairement conscience de l’impact que pourrait avoir ton bug cérébral sur le choix des urnes. Margaux et moi minimiserons auprès de toi cet incident, soulignant les points forts de ta prestation télévisuelle, sans toutefois parvenir à te convaincre de l’aspect bénin de ton dérapage incontrôlé.
Paul rejoindra également son staff avant de quitter le studio d’enregistrement de 8 Mont-Blanc, non sans t’avoir préalablement balancé ces dernières assassines petites phrases à la figure.
— Je t’avais prévenue, Solenn : si tu viens me défier sur mon propre terrain pour me chier dans les bottes, je te ferai mordre la poussière, je te traînerai dans la boue jusqu’à ce que tu lâches. Parce que faut pas me chercher des noises, à moi, ni venir chialer après ! Jamais !
Des phrases qui te marqueront au fer rouge…
Tu vois, mon amour, ce n’est pas moi qui t’ai tuée cette nuit-là, pas plus que les nuits d’avant ; c’est lui.
Lui.
(50) : Acronyme désignant la Communauté de l’Agglomération d’Annecy.
(51) : Acronyme désignant la Société Intercommunale des Bus de la Région Annécienne.
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