13. Les lubies de la Diva

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Rafaela

Je grimace en m’observant dans le miroir de l’entrée. J’espère que la maquilleuse est douée, parce que vu les cernes que j’ai ce matin, il y a du boulot.

— Ne fais pas cette tête, soupire Ellen en me tendant un gobelet de café. Glace ?

— S’il te plaît, grimacé-je. Tu vois, ma tête est justifiée, tu l’as remarquée, toi aussi.

— Ou alors je te connais trop bien et je sais ce qui te tracasse inutilement.

Je la suis à la cuisine en me demandant si c’est une si bonne idée que ça d’avoir gardé cette perle aussi longtemps à mon service. Soyons clairs, j’adore Ellen et elle a davantage le rôle d’une mère pour moi que d’une simple cuisinière ou femme de ménage. C’est celle qui m’a vue au plus mal, qui m’accompagne au quotidien et me permet de rester équilibrée, je crois. Et elle ne se gêne pas pour me dire ce qu’elle pense. Je crois que c’est ce qui m’a plu chez elle, à une période où les personnes qui gravitaient déjà autour de moi disaient “Amen” à tout et ne voulaient surtout pas me contrarier pour rester dans mes petits papiers. Dire que mon objectif premier, lorsque je l’ai embauchée, était à l’époque de lui rendre service suite à la perte de son job. Philipp, son mari, qui travaillait déjà pour moi, m’avait dit qu’elle déprimait, seule, chez elle, depuis que ses anciens patrons l’avaient renvoyée sous prétexte qu’elle ne faisait pas bien son boulot, mais qu’il suspectait surtout que le côté franc de sa femme ne passait pas… Je peux comprendre, parce qu’elle m’a déjà dit que j’étais une gamine capricieuse, et, quand tu es déjà au bout de ta vie, à deux doigts de craquer, ça fait mal, mais c’était mérité pour ma part, et ça m’a recentrée. Pendant un moment, du moins. Elle a tout de même besoin de me faire quelques rappels.

Je me retrouve rapidement avec deux petites poches de glace sous les yeux et j’ai tout le loisir d’observer mon nouvel assistant traverser le couloir ouvert sur le rez-de-chaussée pour descendre les escaliers et me rejoindre. Il me lance un regard étrange en me voyant ainsi installée sur le canapé, la tête en arrière en train de maintenir les poches, mais je ne réponds pas à son interrogation silencieuse et me lève en le saluant d’un signe de tête.

— Vous êtes prêt ? On peut y aller ?

Trop polie, Rafaela. Qu’est-ce qui te prend ? C’est un peu comme ce foutu “appelez-moi Rafaela” que j’ai sorti hier soir et qui m’est resté en travers de la gorge. D’où m’est venue cette phrase ? Et depuis quand est-ce que je fais ça ? Je laisse mes assistantes m’appeler comme elles le souhaitent, tant qu’on n’en arrive pas au Rafie. Mais le “Madame” d’Angel me gênait. Il y met quelque chose qui m’interroge, comme s’il imposait une distance et ne souhaitait en aucun cas approcher de près ou de loin ce monde du showbiz qu’il semble ne pas connaître.

— Je suis juste à l’heure, il me semble. Vous préférez que je sois en avance lorsque vous me donnez une heure où je dois être présent ?

— Non, l’heure, c’est bien. Bonne journée, Ellen, et n’hésite pas à rentrer tôt, tu passes déjà suffisamment de temps ici.

Je récupère mon sac et m’arrête devant le miroir de l’entrée pour jeter un œil à ma tête. Il semblerait que la glace ne soit pas près de quitter mon visage, ce matin.

Ben nous attend près du SUV et, tout poli qu’il est, me sourit en me saluant et m’ouvre la portière. Une crème, lui. Dans le genre chauffeur, garde du corps, et tout ce qu’implique son rôle, je n’ai pas trouvé mieux. Son collègue lui arrive à peine à la cheville. Ou alors, c’est sa discrétion qui me plaît tant. Lui m’a déjà vue en piteux état, et je n’ai jamais décelé dans ses yeux la moindre espèce de jugement. Il fait son boulot, point. Ce qu’il peut dire de moi à sa femme en rentrant, je m’en fous.

— Vous avez trouvé le code du téléphone dans les notes que je vous ai faites ? demandé-je à mon nouvel assistant lorsqu’il s’installe à mes côtés.

— Oui et j’ai fait un tri sur les contacts car il y avait pas mal de numéros persos de votre ancienne assistante, mais j’aurais besoin de vous car pour certains, je n’ai pas réussi à faire la différence et je ne voudrais pas supprimer des numéros professionnels.

— Ça ne m’étonne pas de Silla, soupiré-je. Elle était un peu brouillonne. On va avoir un peu de temps, je vais essayer de vous aider, mais je ne connais pas le nom de tous les assistants. Tant qu’on y est, je sais que le H24 peut être problématique, et je vous informerai à l’avance si j’ai quelques jours off pour que vous puissiez vous aussi en profiter. Si de votre côté, vous avez des obligations, il faudrait que vous me le disiez à l’avance et que vous ajoutiez vos indisponibilités sur le planning partagé. OK pour vous ?

— Je n’ai aucune indisponibilité, vous savez. Enfin, pour le moment. J’ai été prévenu que c’était un job à temps plein, ça ne me dérange pas du tout. J’ai l’habitude de m’engager totalement dans mes différentes missions.

Pas d’indisponibilité. Donc, pas casé, pas de gosses. Nickel. Non pas pour moi personnellement, mais pour le boulot au moins.

— Donc, le milieu du showbiz, vous ne connaissez pas du tout ? lui demandé-je en récupérant le téléphone qu’il me tend.

— Si je vous dis que jusqu’à il y a très récemment, je n’avais jamais entendu parler de vous, vous allez mal le prendre ? Ce n’est pas mon truc, tout ça.

Est-ce que ça me vexe ? Peut-être un peu, oui, mais, honnêtement, je ne vais pas m’en formaliser, et peut-être même apprécier les choses. Je suis entourée d’une belle brochette de beaux gosses, aujourd’hui. Benjamin… vient de se séparer de sa copine mais je ne pense pas que je l’intéresse plus que ça. De toute façon, bien qu’il ait vraiment beaucoup de charme, je ne me permettrai pas de chercher davantage. Et Angel… n’est pas en reste. Je sens que les petites assistantes vont apprécier.

— Non, disons que ce sera encore mieux si vous n’écoutez pas tout ce que vous entendrez à mon sujet et prenez le temps de vous faire votre propre idée.

— J’avoue que les premiers retours sur vous ne sont pas très positifs. Je sens que le pire, ça va être avec les autres assistants. Souvent, on est enfermé dans le rôle joué par son ou sa patronne. Ça promet.

— Qu’est-ce que vous avez entendu sur moi, alors ?

Je suis curieuse, même si je pense avoir déjà fait le tour des qualificatifs pas toujours positifs à mon propos. J’en mérite certains, d’autres… Bon, disons que je fais avec.

— Que vous êtes cruelle, sans cœur et que vous êtes impossible à vivre. Et que c’est dommage parce que, quand vous jouez, vous êtes capable d’incarner la plus douce des femmes. C’est réjouissant, n’est-ce pas ? conclut-il en me souriant malgré les méchancetés qu’il vient de relayer sur moi.

— Magnifique. Disons que tout est vrai ou presque, malheureusement pour vous. Mais si vous faites le taf, je vous promets que vous pourrez entrevoir un cœur. Et même des sourires, parfois. Enfin, des vrais, j’entends.

— Ce que je trouve compliqué à vivre avec une actrice, c’est qu’on ne sait jamais quand elle joue ou quand elle est sincère. Mais ce sera comme une expérimentation pour moi. Vous êtes la première femme de spectacle pour laquelle je travaille.

— Moi, c’est un peu ce que je préfère dans ma vie, souris-je. Pouvoir dire les choses en sachant que la personne en face va se demander si je joue ou pas, pouvoir avoir l’air froide et distante pour que personne ne voie quand quelque chose me touche…

Il faut que j’arrête ça tout de suite. Depuis quand est-ce que je me confie à un inconnu ? Je sais qu’avec un assistant, il faut se livrer, créer une relation de confiance et une certaine proximité, mais il ne faut pas pousser non plus.

— Bref, continué-je en lui tendant le téléphone. Je vous ai noté dans chaque contact l’acteur ou l’actrice pour qui bosse la personne. Du moins, pour ceux que je connais. Il y a les numéros de mes parents, là-dedans, mais à moins que je ne sois morte ou à l’article de la mort, pas la peine de les utiliser.

— Bien, je note. D’autres personnes que je ne dois pas contacter ou à qui je ne dois donner aucune nouvelle ?

— L’assistant de Tyler ou Tyler lui-même, d’ailleurs. Sauf si je vous demande de le faire. Je déteste quand il se pointe où je suis, comme si je lui appartenais.

— C’est qui Tyler ? Un stalker ?

Je lève les yeux vers lui avant de me souvenir qu’il ne suit pas tout ça. Forcément… Qui est Tyler, alors ? Mon petit ami ? Pas vraiment… Un arrangement ? En quelque sorte, mais ce n’est pas très flatteur.

— Disons que c’est… compliqué ?

— Ah je vois. Il est si mauvais que ça au lit ? se moque Angel en souriant.

— Ah non, loin de là, ris-je avant de me reprendre.

Mais qu’est-ce que je fous ? N’importe quoi, Rafaela.

— Il a besoin de pub, j’ai besoin de paraître posée. Vous voyez le genre ?

— Pas vraiment, mais je vous fais confiance.

— Le showbiz a des codes assez particuliers… Disons que rien n’est vrai, ou beaucoup de choses sont arrangées. Une actrice populaire, c’est le bon moyen pour gagner en popularité. Ça veut dire que je suis entourée de sangsues. Et ça explique que je sois cruelle et sans cœur, j’imagine…

— Vous pensez que je suis auprès de vous pour faire la sangsue alors ? Je peux vous assurer que même si je ne dis pas non à votre argent, je ne vais pas me coller à vous.

— Je ne vous connais pas assez pour pouvoir le déterminer. Mais, honnêtement, je ne suis plus à ça près, soupiré-je. Les assistants, c’est un peu différents, je le sais, même si certaines sont vraiment des enflures. Bien, pour ce qui est du job, je sais que le mot “diva” doit être sorti à outrance à mon propos. En soi, je ne suis pas du genre à vous demander, à trois heures du matin, de me trouver du chocolat à tout prix, sauf si je suis vraiment, mais alors vraiment mal. La seule chose chiante que je veux, c’est de l’eau fraîche partout où je vais. Sur les tournages, il me faut des glaçons à disposition…

Ça a vraiment l’air con, dit comme ça. Je me trouve particulièrement ridicule, là. Mais masque neutre, je ne laisse rien paraître.

— Ah d’accord. Je… Je suis désolé, je ne suis pas vraiment prêt pour cette demande aujourd’hui, mais dès la prochaine fois, j’aurai ce qu’il faut. Vous avez d’autres lubies ? Oups, pardon, d’autres envies ? se reprend-il tout de suite.

J’aurais presque envie d’en rire… C’est clairement une lubie, mais de celles qui me permettent de me recentrer. Ça peut paraître ridicule, j’en ai conscience, mais c’est comme ça.

— Le café. Toujours noir et serré quand j’en demande un. Si vous m’envoyez des messages, pas d’abréviations dégueulasses. Je déteste les assistantes, pardon, mais vous êtes le premier homme qui bosse à ce poste pour moi, qui marchent trois pas derrière et m’obligent à m’arrêter pour pouvoir leur parler. Le jacuzzi sur la terrasse du premier à la maison, il est pour moi, mais vous pouvez utiliser la piscine lorsqu’on ne bosse pas. Vous n’avez pas de bureau personnel chez moi, hormis dans votre chambre, parce que si on travaille, c’est ensemble, donc vous vous installez dans le mien. Et pour le reste… ça me viendra au fur et à mesure, j’imagine. Quoique, encore une chose. Au restaurant, vous commandez deux desserts. Un pour moi, un pour vous. Vous savez que certaines personnes se permettent des jugements même sur ce que je commande à table ? Bienvenue dans ma vie, Angel.

— Vous devriez assumer pour les desserts, vous n’avez de compte à rendre à personne là-dessus, je trouve, mais d’accord. Et je peux faire de l’humour parfois, ou vous préférez que je sois toujours sérieux ? Votre liste n’est pas si terrible que ça, je trouve.

C’est bien le premier qui me demande ce genre de choses. Ça occulterait presque la première partie de son intervention, d’ailleurs.

— L’humour… Eh bien, possible que vous le perdiez en bossant avec moi. Mais je ne suis pas contre, quand nous ne sommes pas entourés d’autres acteurs. Quant au dessert, ça revient au gros problème numéro un de la civilisation, sans doute : tout le monde pense que l’autre lui appartient. Vous voyez, dans une relation, mon homme, ma femme, tout ce tintouin. Ben… je suis une personnalité publique, donc j’appartiens à tout le monde et tout le monde peut se permettre de me juger et me critiquer, parfois avec sens, souvent… avec méchanceté. C’est la vie.

— Très bien. Vous êtes ma Cheffe, donc vous m’appartenez un peu plus qu’aux autres, n’est-ce pas ? Je vais pouvoir en abuser, rétorque-t-il le plus sérieusement du monde avant qu’un éclat dans ses yeux me fasse comprendre qu’il se moque.

— Faites attention, vous êtes mon assistant, c’est moi qui risque d’en abuser.

Je reste sérieuse alors qu’il m’observe, le sourire aux lèvres, et me surprends à en faire de même. Je sens qu’Angel va être, à son tour, un employé rafraîchissant. Mais je dis ça sans vraiment l’avoir mis au boulot, j’ai bien peur que son inexpérience risque d’être plus agaçante qu’autre chose, sur le long terme. Ou sur la journée, déjà, parce que je ne suis pas une personne très patiente.

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