14. Désaltérer le Dragon
Angel
Je ne devrais pas être aussi fier de moi, mais j’ai l’impression que je parviens à bien donner le change sur cette fonction d’assistant que je viens tout juste de découvrir et qui ne me semble pas si complexe que ça. Pour l’instant, j’ai l’impression que je sers plus de psy que d’assistant vraiment. Et j’ai noté tout ce dont elle avait besoin. Là-dessus, au moins, le travail d’un assistant n’est pas très différent de celui d’un détective. Enquêter, recueillir des infos, les utiliser à bon escient et surtout ne jamais oublier le moindre détail.
J’avoue que l’idée qu’elle abuse de moi me fait envie, par ailleurs. Je ne suis pas d’un naturel soumis, mais ça ne me dérange pas de jouer à l’assistant corvéable à merci. C’est un peu étrange, cette sensation de ne pas être maître de mes actes et décisions. Du moins, quand je suis à son service... Mais bon, si je réfléchis bien, c’est du H24, donc il va falloir que j’apprenne à me soumettre de manière beaucoup plus régulière.
Je l’observe du coin de l'œil et n’hésite pas à multiplier les contacts à chaque virage de la voiture. J’en profite à chaque fois pour respirer son parfum. Je pense que c’est du Chanel, même si je n’arrive pas à vraiment reconnaître de quel type il s’agit. Dans mon métier, on apprend vite à repérer ce genre de détails parce qu’il suffit parfois d’une légère odeur pour trahir une infidélité, mais là, il doit s’agir d’un de leurs produits de luxe car je n’ai pas eu l’occasion jusqu’à présent de le humer. Voyant qu’elle a plutôt l’air de bonne humeur, je me décide à relancer la conversation, non pas que j’en aie vraiment besoin pour mon enquête sur le fou qui la menace, mais je trouve sa personnalité fascinante. Elle est loin du cliché auquel je m’attendais et, jusqu’à présent, je n’ai pas encore eu trop à souffrir de son supposé caractère de chien.
— Vous aimez ça, les shootings comme celui auquel nous nous rendons ?
— Disons que les shootings pour des pubs, ça ne me plaît pas vraiment. Quand il s’agit de photos pour la promo d’un film, c’est plus agréable, ça me rappelle le tournage et le personnage incarné. Dans tous les cas, c’est beaucoup de temps perdu pour quelques clichés…
— Et là, c’est un bon shooting sensuel pour vendre du parfum ou un excellent shooting pour la promo d’un film qui vous vaudra un Oscar ?
Un peu de compliments, ça n’a jamais fait de mal à personne et je me dis que si je lui passe un peu la pommade, ça devrait lui permettre de continuer à me répondre.
— Dans tous les cas, je ne suis pas mannequin, alors passer des heures debout à sourire bêtement et prendre des pauses qui n’ont rien de naturelles me gonfle. C’est pour un parfum que je ne porte même pas, mais Quinn a insisté pour que j’accepte ce contrat, et comme en général je suis une emmerdeuse, j’ai lâché l’affaire et fait ce qu’il demandait. Il paraît que c’est bon pour mon image… A ce propos, c’est vous qui gérez mes réseaux sociaux, j’espère que vous êtes à l’aise avec ça ?
— C’est à moi de me faire passer pour vous, c’est ça ? demandé-je, véritablement surpris. Je… je connais, oui, mais vous êtes sur tous les réseaux ? Et vous voulez faire passer quoi comme messages ?
— Oui, d’ailleurs, quand vous prenez un bain, faites une photo et publiez-la, me dit-elle sérieusement avant de rire en voyant ma tête. Je plaisante. Quand je publie moi-même, je signe de mon prénom. Là, l’idée, c’est d’embarquer les fans avec moi. Pas de photos du shooting en lui-même, mais une publication quand je me fais maquiller, par exemple, vous voyez ? J’ai lâché Twitter, trop moche, ce réseau, pour le reste, vous avez du boulot. Vous n’aurez qu’à regarder un peu ce que faisait Silla, c’était plutôt pas mal.
— Je suis sûr que je peux faire ça bien aussi. Comme je ne vous connais pas très bien, je vais juste prendre les photos pour montrer à vos abonnés comment vous êtes réellement au quotidien, leur permettre d’apprendre à vous connaître comme je suis en train de le faire. Et vous voulez garder le côté inaccessible qui transparaissait avant ou vous voulez faire évoluer ça ? Parce que je vous trouve vraiment beaucoup plus sympathique que l’image que je me faisais de vous.
— Les paparazzi se chargent de la partie accessibilité, vous savez, soupire-t-elle. Je… Quinn pense que je devrais paraître moins froide, même sur les réseaux, alors tant que vous ne mettez pas des photos de moi au réveil ou à la maison sans que je vous l’aie demandé, disons qu’on peut tenter de faire un truc plus… sympathique, comme vous dites.
— Parfait, vous n’avez pas interdit les photos sous la douche ou à la plage. Cela sera très sympathique, promis ! ris-je en évitant de la regarder.
— Très drôle, Angel. La plage, c’est du vu et revu, vous pouvez trouver toutes les photos que vous voulez sur Internet… Quant à la douche, le dernier qui a fait ça a fini par me devoir plusieurs milliers de dollars, mais vous pouvez toujours tenter votre chance.
Je préfère ne pas rebondir sur cette petite pique à mon encontre et suis content de voir que la voiture s’engage dans un studio où les préfabriqués sont alignés. Le chauffeur a l’air de savoir exactement où il va car il s’arrête devant une petite porte, loin des fans. Nous descendons et, en bon gentleman, j’ouvre la porte du studio à Rafaela qui entre sans m’adresser un regard ni un sourire. On dirait que la petite remarque sur la douche ne lui a pas plu et ne l’a pas fait rire. Dommage.
Dès qu’elle arrive, une jeune femme l’aborde et l’emmène en coulisse alors que je me retrouve seul, à l’entrée, sans vraiment savoir quoi faire. Je m’avance dans la pièce et prends un moment pour observer tous les appareils photos et les spots diffusés un peu partout, et surtout, un décor de monuments grecs installés au milieu. Tout a l’air très faux et de plutôt mauvaise qualité et je suis amusé de voir l’envers du décor. Je suis curieux de voir comment les images vont être retouchées pour faire croire que Rafaela est allée en Europe alors qu’elle n’a fait que traverser la ville. Quand elle revient, elle me lance un regard furieux et je me précipite pour comprendre la raison de sa colère.
— Vous savez que votre objectif n’est pas de jouer la plante verte ? Parce que si vous êtes dans une autre pièce que la mienne, vous ne me servez strictement à rien.
— Oh désolé, je pensais que vous vouliez un peu d’intimité pendant la préparation.
A peine ai-je prononcé cette phrase que je me rends compte à quel point elle a l’air stupide. Comme si elle était seule alors qu’il devait y avoir une maquilleuse et plein d’autres assistants. Et je crois qu’elle pense la même chose car elle m’adresse un regard de tueuse avant de se diriger, énervée, vers le centre de la pièce. Je m’en veux un peu d’avoir déjà failli à mes missions et me promets de faire attention. Je prends quelques photos d’elle en train de se préparer pour mettre sur les réseaux et reste à proximité, au cas où elle aimerait avoir quelque chose. Je me souviens tout à coup qu’elle aime avoir de l’eau fraîche et pars en chercher dans le petit coin cuisine qui se trouve au fond du studio. La chance est avec moi car je trouve quelques glaçons dans le frigo et je reviens en courant pour lui proposer le verre.
— Voilà, il fait chaud et je me suis dit que je vous devais bien ça. Je suis désolé de vous avoir abandonnée tout à l’heure, je… C’est ma première fois dans un studio et je ne m’attendais pas à ce genre d’ambiance. Je ferai attention désormais, promis.
— Vous ne semblez pas irrécupérable, marmonne-t-elle en me remerciant d’un signe de tête avant de boire quelques gorgées.
Je souris et récupère le verre en m’écartant un peu. Je suis vite rejoint par la maquilleuse et une jeune femme qui doit être sortie de l’école il y a juste quelques semaines. Je me présente lorsqu’elles s’adressent à moi et comprends qu’il s’agit de l’assistante de l’acteur présent avec Rafaela pour le shooting. Rapidement, Jane la maquilleuse, et Claire, l’assistante, en viennent à parler de ma patronne.
— Pourquoi vous dites qu’elle est de meilleure humeur que la dernière fois ?
— Parce que c’est le cas, grimace Jane. C’est moi qui l’ai maquillée pour la dernière pub, elle était… Mon Dieu, j’ai rarement vu ça. Rien ne lui convenait, et sa pauvre assistante a fini en larmes dans la loge. Bon… Elle n’était pas très fine, aussi, il faut le dire, mais Rafaela…
— Ouais, Rafaela est un dragon, chuchote Claire. Mon boss adore poser et jouer avec elle, mais il stresse toujours de savoir si elle va être dans un bon jour ou pas. Si c’est un mauvais jour, ça devient un cauchemar et il finit sur les rotules et énervé. Le bonheur.
— Aujourd’hui, ça a l’air d’aller, non ? Moi, je débute dans le métier, je suis preneur de conseils.
Je constate que les deux jeunes femmes me dévisagent et minaudent en me regardant. On dirait que je ne les laisse pas indifférentes.
— Mon pauvre, vous n’avez pas choisi la patronne idéale pour commencer, soupire Claire en me lançant un sourire désolé. Et, sans vouloir vous décourager, vous risquez de ne pas faire long feu avec elle. Mais vous devez avoir mon numéro dans votre téléphone, n’hésitez pas à m’appeler à la moindre question.
— Même si je ne fais pas long feu, ce n’est pas grave, les rencontres sont agréables. Vu ton âge, tu ne dois pas avoir beaucoup d’expérience non plus, Claire, je me trompe ?
— Je travaille depuis presque un an avec Matthew, mais c’est ma première expérience, oui. Et, crois-moi, même avec dix ans, je ne suis pas sûre que je voudrais tenter le coup avec le dragon, s‘esclaffe-t-elle avant de se calmer brusquement en regardant en direction du plateau pour vérifier qu’elle n’a pas été entendue.
— Le Dragon ? Vous êtes dures avec elle, je trouve. En plus, c’est une femme magnifique. Au moins pour le plaisir des yeux, c’est agréable de travailler à ses côtés.
— Eh bien, tu commences seulement. Tu verras quand elle piquera ses crises. Je t’assure qu’un dragon peut paraître mignon comparé à elle.
— Et sinon, vous pensez qu’on pourra se revoir, mesdemoiselles ou bien la vie d’un assistant est uniquement consacrée à son patron ?
— Se revoir ? Oh, eh bien, ça dépend dans quel contexte. Pour ma part, Matthew est dans les grosses soirées people où va Rafaela, en général, donc, c’est plutôt sûr.
— Oui, moi, en revanche, à moins que tu ne m’invites à boire un verre quand ton dragon te laissera sortir, on ne se reverra que dans quelques semaines, voire mois, dans un studio comme celui-ci, ou si on a un peu de chance, en extérieur pour des photos, ajoute Jane en me lançant un sourire.
— Laisse-moi ton numéro alors, on verra si j’arrive à m’échapper de l’antre du Dragon !
Elle se saisit de mon téléphone et entre son numéro avec un autre petit sourire. Je me dis que ce travail est finalement beaucoup plus agréable que celui de détective où je passe des heures seul dans mon véhicule à faire des surveillances. Je ne sais pas combien de temps je vais rester avant de pouvoir démasquer celui qui fait des menaces à Rafaela, mais je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’une de ces deux jeunes femmes. Il va falloir que je continue à mener mes recherches. Et si je peux me rincer l'œil ou prendre un peu de bon temps en chemin, qui pourrait me le reprocher ?
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