Le Vase aux vents
Oh, Fier Árēs, n’as-tu pas (1)
Ah, Casque d’Or, n’as-tu pas
Un ami
Un amant ?
Du nom d’Illapa. Oh, Illapa
Du nom de Líbiac. Ah, Líbiac
Vous éprouvez
Vous partagez
L’amour des chiens
Le cœur des bêtes
Et vous aimez
Vous adorez
La destruction
La déréliction
Vous lancez
Vous jetez
Vos lances
Vos javelots
Depuis les cieux
Présents des dieux
Ah, Árēs, quand tu revis
Ah, Árēs, quand tu ravis
Ta prison maudite
Ta cloison réduite
Tu l’as donnée
Tu l’as léguée
À Illapa
Maître des Airs
En échange seulement
En vertu simplement
De la promesse
De la briser
Mais Líbiac, tu le sais
Oh, émissaire d’Inti
Ta fronde a tournoyé
Ta fronde a sifflé
Les vents ont sifflé
Les vents ont tournoyé
Tes gestes vifs ont fait briller
Tes habits d’or
Tes mouvements lestes éclairèrent
Les cieux d’éclairs
Les étincelles sur la jarre
Étincelèrent l’air
Du fracas de l’amphore
Le fracas du tonnerre
Mais Illapa, tu le sais
Oh, envoyé d’Inti
Tu n’as pas su
Tu n’as pas pu
Briser le vase
Promesse brisée
Sous tes yeux
Devant ton nez
L’insistante s’est reformée
L’insolente s’est réparée
Sans cesse tu l’as fracassée
Sans cesse ton tonnerre grondait
Sans cesse elle s’est reformée
Sans cesse elle s’est réparée
Comme le Maudit, tu l’as haïe
Comme le Haï, tu l’as maudite
Mais ta sœur
Ta douce sœur
Remplit l’indestructible
Plongea l’indéfectible
En Mayu, le fleuve céleste,
En Kṣīra Sāgara, la Mer de Lait
En son berceau, la Voie Lactée (2)
L’incassable
Tu fracassas
Et la pluie nocturne
S’écoula de l’urne
Et la pluie du ciel
Chuta sur la terre
Elle se répara
Et tu la brisas
Et les hommes en bas
Et les femmes à terre
S’agenouillèrent
Te vénérèrent
Sans cesse tu l’as fracassée
Sans cesse elle s’est reformée
Et la pluie tombait
Et le tonnerre grondait
Les humains même savaient
Les mortels même devinaient
Que l’endroit marqué
Que les lieux brûlés
Par tes lances de lumière
Par la marque du tonnerre
Les mortels même devinaient
Les humains même savaient
Ces endroits damnés
Ces lieux condamnés
Les serviteurs du Soleil
Les serviteurs d’Inti
L’Éclair
Le Tonnerre
Les avaient marqués
Les avaient signalés
D’une cicatrice, d’une fracture
D’une escarre, d’une brûlure
Parfois, tu oubliais la jarre
Parfois, tu manquais à ton devoir
Et tes sujets souffraient de la sécheresse
Et les mortels mourraient de l’aridité
Ton amour des chiens, oh Líbiac
Ton cœur canidé, ah Illapa
Les hommes le connaissaient
Les hommes l’exploitaient
Si bien que pour appeler
Oh, pour invoquer
Tes foudres pluvieuses
Tes orages sauveurs
Ils assoiffaient
Ils attachaient
Des chiens noirs
Dernier espoir
Pour que leurs pleurs
Pour que leurs cris
Parviennent à tes oreilles, oh Illapa
Éveillent ta pitié, ah Líbiac
Et chaque fois, n’est-il pas
Chaque fois, tu brandis ta fronde
Chaque fois tu abreuvas les chiens
Chaque fois tu sauvas les hommes
Bien plus que la guerre
Bien plus que vos colères
Voilà ce qui vous émeut
Voilà ce qui vous lie
Árēs, le Vautour Destructeur
Illapa, l’Orageux Maître des Cieux
(1) On retrouve les caractéristiques suivantes dans les hayllis ou jaillis (poèmes épiques et prières inca) :
- Moins de dix syllabes par vers,
- Doublets (aussi, plus rarement, des triplets) de vers (qui tendent à partager un même nombre de syllabes) à base de répétitions, de synonymes, d’antithèses et/ou de préfixes et suffixes, qui peuvent clarifier ou flouter le sens.
- Figures de style récurrentes : apostrophes (interpellation d’un personnage), métaphores et métonymies (« la couronne » pour désigner « le roi »).
Cette poésie ne dépend pas de la rime, puisque la seule façon de rimer en quechua consiste à réutiliser un même suffixe, ce qui crée une monotonie. On y trouve aisément des rimes, mais elles naissent de la répétition des suffixes, pas d’une volonté d’apparier deux mots autrement distincts.
(2) Véridique. Ça tombe bien pour relier le cycle inca au cycle indien, hein ?
Sources :
Ariadna Baulenas i Pubill, « La divinidad Illapa en el panteón imperial incaico ».
Inca Garcilaso de la Vega, Comentarios Reales de los Incas, Livre II, Chapitre I.
Michaela Mitzam : « Jaillis sagrados. Textanalyse zweier Quechua-Gedichte ».
Mythe d’Illapa.
John Curl, The Sacred Hymns of Pachacutec: Ancient Inca Poetry.
Gordon Brotherston, « Inca hymns and the epic makers ».
Jean-Philippe Husson, « La poesia quechua prehispanica: Sus reglas, sus categorias, sus temas, a través de los poemas transcritos por Waman Puma de Ayala », Revista de Crítica Literaria Latinoamericana.
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