Une envie méchante #11
L'idée de mort lui était venue très tôt.
Elle était apparue lentement, pareille à des volutes de brouillard derrière une fenêtre mal fermée. Peu à peu, la fumée avait empli la pièce et était entrée en elle jusqu'à son plus profond. Ce poison s'était glissé dans son souffle comme oxygène, et tout s'était obscurcit.
Les symptômes ne s'étaient pas manifestés aussitôt : ils avaient pris du temps et le sien ; s'installer au plus haut de sa tête, prendre du volume et du grade. Elle avait peiné à comprendre ce nouveau règne, cette dictature sans coup d'état. Puis il lui avait fallu accepter, le visage impassible, glaçon dans le désert. Quelque chose en elle avait compris que le brouillard ne partirait plus.
Voilà comment à 12 ans tout juste, l'envie d'en finir, de se finir, avait peu à peu dégondé sa porte. Elle n'attendait rien et l'accueil forcé avait été le même qu'un pied en enfer.
Puis, la scarification.
Elle n'avait plus en tête d'où avait bien pu surgir cette idée précise, ni pourquoi une enfant de cet âge, le sien, se décide un jour à pratiquer des découpes sur sa peau de lait.
Y fallait-il une raison ? car y avait-il seulement une raison à tout ça ? Les années lui avaient appris le contraire.
Elle se revoyait marcher en direction des toilettes de son gigantesque collège, son jean informe boursoufflé par la pointe douce des ciseaux. Une fois à l'intérieur, elle patientait en silence, le regard sur les verrous grisâtres des portes bien rangées. L'une d’entre elles finissait par s'ouvrir sur l’habitacle aux odeurs acides d’urine qui accompagnaient les murs jaunes et pâles. Tout le sale de cet endroit appuyait sur son ventre dans lequel grandissait déjà ce qui lui ferait prendre les armes contre elle-même. Mais elle n'hurlait pas, n'esquissait aucune grimace. Elle profitait simplement de cette cage étroite pour s'isoler du monde, du vrai, et tirer l'ustensile. Elle remontait sa manche gauche, roulée et coincée autour de son biceps, découvrant son avant-bras déjà raturé. Elle cherchait ensuite une place parmi les traits croûteux pour en tirer d’autres, le geste malhabile mais vif, calme.
Dès le premier instant, elle se souvenait avoir aimé cette douleur : enfin, une cause ! une vraie plaie qui trouvait son espace sur son corps, y déposait un sceau, comme écho et représentation de tout ce qui la rongeait. Car bien plus qu’un remède, elle cherchait l'Explication, la grande, la source. N’importe quel puits où s’abreuver et peut-être, enfin, se permettre de saisir davantage les causes de cette épreuve. La révélation ne lui était jamais parvenue. Mais les coupures et leurs tatouages étaient restés, diminuant ou grandissant, devenus ainsi son étrange drogue. La première de la file qui ferait danser des nuits longues et vides, une fois son corps, et sa majorité venue, en force de fuir d'une seconde façon.
De là où elle se trouve à présent, il lui arrive parfois d'observer cette gamine au physique flatteur, les formes déjà rondes, assise aux recoins d’un établissement scolaire qui la verrait grandir trop fort. En main, cette paire de lames qu’un cutter viendrait bientôt remplacer. Plus fin, plus précis. Plus tranchant, aussi, et plus rapide dans la satisfaction de voir les gouttes de sang emperlées de bout en bout l’incision de ce travail d’amateur. La vision de ce liquide l’hypnotisait. C'était beau, cette vie, sous et sur sa peau. Une sensation inconnue, inégalable en tout point et dont la presque sensualité lui semblait envoûtante et malsaine. Combien de minutes perdues ainsi, immobile, à fixer ces plis rouges qui recouvriraient bientôt son bras entier, du poignet veiné jusqu’à l’épaule, en tapissant le creux du coude ? Se blesser relevait de son choix. Une décision intime : elle qui se sentait dépossédée de tout retrouvait alors un peu d'elle-même et de son corps, capable saigner sur commande. Elle associait ce fait malheureux à un sentiment de puissance, de contrôle sans fin : ces moments terribles n'étaient pas nés de sa création mais ils lui appartenaient. De la pulsion de mourir, elle était parvenue à faire naître quelque chose rien que pour elle.
Des années durant, elle avait donc gardé de quoi se blesser dans un recoin de son sac, comme un accessoire banal, quotidien. Voilà ce qu'était cette présence, à ses yeux encore gamins : du normal, moulé dans une arme longue et métallique, couleur argent, à l’égal symbole des cigarettes que certains achetent par besoin-plaisir dans la bêtise malheureuse d'avoir commencé un jour.
Le reste du temps, elle se sentait dépourvue de substance. Souffrante, faiblarde, encrassée par ces effluves suicidaires dont elle ne savait que faire. Alors elle s'était appliquée à oublier, avait tout englouti au fond. Finalement, l'habitude avait pris le pas : la douleur qui la rongeait du bout des dents n'avait ni fui, ni disparu, mais elle n'était plus si douloureuse. Au point qu'il lui semblait parfois ne plus rien éprouver. Ce ressenti terrible se cachait désormais dans les rivières rouges de ses bras et il lui fallait le voir pour se souvenir de sa condition de vivante.
Puis, les nuits.
D'autres danses, d'autres transes : elle était partie par hasard à la découverte d'un nouveau monde et, ce faisant, d'un nouveau sombre. Des soirées en liste auxquelles elle s'était enchaînée de son plein gré, pour y plonger toute entière, pour à jamais se noyer. Les amis de ces moments libres sentaient la débauche, les sourires et la folie. Différente, joyeuse, merveilleuse. Les lieux au goût de perdition la voyaient perdue dans l'amusement d'une éternelle fête. Tout prit rapidement le visage de nouveaux rituels, cette fois sans blessures. Juste quelques milliers de bouteilles, de cendres rosées, de verres pleins puis vidés. Elle se noyait dans l'opium au triangle des bermudes, prenait goût à mélanger champagne aspirine. Elle ne voyait plus le soleil, à force de retours à l'aube et de sommeil durant le jour.
Ce fut une belle période. Un tourbillon semblant sans fin, ivre en tout point et qui, avec cocaïne comme seule trace, éloignât un temps les ténèbres. Pas pour toujours, cependant.
Puis, le temps.
Car finalement, il passa.
Aujourd’hui encore, elle retrouve parfois ce réflexe, ce geste ami, caressant, familier… Ce mouvement lui revient, sans retenue ni réflexion, manipulant sa main souple, devenue précise, danseuse entraînée qui lui avait fait repousser l'irrémédiable décision : « je quitte ». Cette si vieille habitude devenue sa planche de salut, son acte de résistance. Le repos du guerrier. Elle y attache encore une affection particulière ; plus encore qu’à l’alcool, érigé depuis une époque comme sa meilleure échappatoire.
Il lui arrive, dans les instants foutus, de remonter soudainement sa manche et d’y contempler les traces désormais blanches et épaisses, comme posées à la craie, que ce rite lui a laissée. S'assurer de ses blessures de batailles, de ses victoires. Car chaque coupure s'était accompagnée d'un courage immense et fragile qui, pourtant, avait érigé en elle des forteresses branlantes mais pérennes. Et cette joie, cette puissance de se raturer à son gré étaient restées des pouvoirs dont la sensation grisante demeurait difficile à oublier.
Finalement, de ce passé demeurent ces rails de train inscrits dans l'épiderme. Ceux à l'intérieur de ses narines, en poudre épaisse quelque part dans son cerveau, et ce désir épais, gluant et flottant en elle comme une boue sur une eau saumâtre. Quelque chose de mauvais, cette pensée nuisible, insecte carnivore, installée dans les recoins de sa tête, prête à susurrer ou à bondir. Cette idée aux alllures de toujours qui paraît s'endormir, sans disparaître.
Celle d'une envie méchante.
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