Deux âmes

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 C’est un besoin urgent de crème fraiche qui a précipité la rencontre de ces deux êtres solitaires. Une chose commune, ordinaire, comme il en existe mille autres et dont on pourrait penser qu’il ne peut pas émerger d’idylle.

 Isabelle est assise au bord de l’eau, un crayon dans la main gauche, son carnet dans la main droite, et dessine sans réfléchir les ondulations provoquées par les poissons venus trouver à la surface les quelques insectes désireux de s’y poser. Elle reçoit un message de sa mère qui lui demande de prendre de la crème fraiche sur le retour. Elle veut faire de la crème chantilly pour accompagner les fraises achetées plus tôt au marché. Isabelle songe un instant qu’elle sera probablement ratée, comme souvent lorsque sa mère cuisine, mais qu’elle doit néanmoins éviter de la déposséder de toute autonomie culinaire, principalement pour éviter toute vexation. C’est d’ailleurs sa mère qui se charge habituellement des courses, évitant tant que possible d’être traitée « comme une vieille infirme ».

 Isabelle referme son carnet, contemple encore un instant l’étendu d’eau dont le soleil d’été laisse échapper une légère brume, à peine perceptible, puis se met en route. L’air est chaud, mais les arbres bordant le chemin conduisant au village offrent une fraicheur qu’elle accueille avec délice. Sa robe fleurie danse au rythme de ses pas légers et du vent venu caresser sa peau nue. Comme son ancienne vie lui semble loin tout à coup. Comme elle bénit le jour où elle a pris la décision de revenir fouler la terre qui l’a entendue prendre sa première respiration.

 Serge est derrière le comptoir de sa boutique, entouré de fromages, de boites d’œufs et de crème fraiche, perdu dans ce qu’on pourrait croire être ses pensées, mais qui n’est en réalité rien d’autre qu’une immense étendue de néant dans laquelle il se plonge chaque jour un peu plus. Un néant duquel il s’imagine parfois ne plus revenir.

 Isabelle pousse la porte de la boutique du fromager du village. Un léger son de carillon se fait entendre tandis qu’elle pénètre à l’intérieur. Elle promène son regard sur les étalages. C’est la première fois qu’elle vient acheter quelque chose ici. C’est alors qu’elle le voit. Un homme de taille moyenne, fin, sec, les yeux presque aussi gris que ses cheveux denses, le regard totalement abandonné dans le vide qu’il contemple.

 Une lumière aveuglante vient tirer Serge de sa torpeur. Elle se tient devant lui. Belle. Rayonnante. Il veut la saluer, comme il le ferait avec n’importe quelle cliente de son magasin, mais les mots sortent dans un désordre absurde, si bien qu’il doit s’y reprendre à trois fois pour articuler péniblement son texte de bienvenue habituel.

 « Je vous…heu…Madame je sers…je…heu…bonjour madame, qu’est-ce que je peux vous servir ? »

 Isabelle entend cette phrase avec les yeux. Elle voit cet homme comme on ne le voit sans doute pas habituellement. Elle voit un homme égaré dans des pensées dont elle croit être capable de deviner la teneur. Elle voit sa propre mélancolie. Elle distingue l’expression d’un regard qui cherche à revoir quelque chose à jamais disparu. Elle le sait parce que ce regard, elle le croise chaque matin à son réveil.

 Serge s’est adressé à sa cliente depuis une bonne minute maintenant, et l’incompréhension s’installe. Elle le regarde dans un sourire, mais aucun mot ne semble prêt à quitter ses lèvres restées entrouvertes. Il aimerait s’agacer, comme il l’aurait fait habituellement, mais quelque chose chez cette femme semble le renvoyer vers lui-même, lui indiquant par la même qu’il est inutile de chercher à la bousculer, et que les mots viendront lorsqu’ils seront nécessaires.

 Elle ne dit rien. Lui non plus. Leurs regards sont maintenant plongés l’un dans l’autre, et rien ne semble pouvoir les en détourner.

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